Skip to content Skip to footer

Éditing web : écrire pour le paywall avec la technique du sablier

Eric Le Braz est journaliste, consultant et formateur.

On l’enseigne dans les écoles, on la vénère dans les agences et on la reproduit dans les rédactions depuis des lustres. Mais il faut aujourd’hui se résoudre à abattre la respectable pyramide inversée. La mise en place des paywalls influe désormais sur la narration éditoriale. La bonne nouvelle, c’est que l’adoption du sablier à la place de la pyramide, c’est aussi une bonne nouvelle pour le journalisme.

Je ne suis pas un locavore. Pendant des années, j’ai vécu à Bordeaux sans m’abonner à Sud-Ouest. Certes, j’achetais un numéro en papier de temps en temps quand un sujet de Une m’interpellait. Mais, alors que j’ai toujours été abonné à une demi-douzaine de médias en ligne payants, je snobais la PQR en me contentant de pester contre tous ces articles premium qui jaunissaient les newsletters.

Je concevais, en tant que néo aquitain désireux de m’intégrer au pays de la chocolatine et de Cacolac, que j’avais besoin de lire Sud Ouest. Mais je n’en ressentait pas le désir. 

Il me manquait le déclic.

Puis un jour, j’ai craqué. Et je me suis abonné… grâce à un seul article. Quelques lignes bien troussées ont suffi à déclencher un achat compulsif.  C’est à ce moment-là que j’ai découvert la force d’attraction du sablier…

  • Que s’est-il passé ?
  • Quel fut le déclic ?
  • Et qu’est-ce qu’un sablier ?

Pour le savoir, il faut vous abonner à The Audiencers ! ;)

Nan, je déconne. Mais imaginez que, depuis mon smiley clin d’œil, là, une ligne au-dessus, le texte soit progressivement devenu illisible… sauf si vous consentiez à faire chauffer la carte. Pas d’abo, pas de lecture. Et un texte suspendu à un effet cliffhanger. Voilà, c’est ça l’effet sablier.

  • Si je me suis abonné ce jour-là à Sud Ouest, c’est bien parce que j’ai été tellement happé par cet effet qu’il a fallu que je paye pour lire la suite. 

Que je vous raconte donc. Nous étions alors en pleine pandémie, les vaccins venaient d’arriver et je cherchais désespérément une dose à Bordeaux. Mais walou, il fallait aller se faire piquer à Arcachon, sinon rien. Pourquoi Arcachon ? La question me turlupinait : alors j’ai tapé « Arcachon + vaccination » sur Google et je suis tombé sur cet article :

C’est basique, pas hyper glamour, mais efficace. Intrigué par ce titre qui ressemble à une promesse, je poursuis ma lecture jusqu’au chapô, très factuel, bourré d’infos… mais qui ne répond pas à la promesse.

L’attaque est pas mal non plus. Nerveuse, efficace, avec une info par phrase (courte), bref ça commence comme un reportage. Un échantillon alléchant qui ne répond toujours pas à la promesse (« pourquoi Arcachon est devenue championne de la vaccination ») et s’achève sur une proposition d’abonnement à l’offre premium.

En paywall comme en amour, il faut attirer sans (trop) se dévoiler. Et donc je me suis abonné pour connaître la suite, pour lire la réponse à la promesse : j’ai été entraîné vers le fond du sablier.

  • En pyramide inversée, on aurait déjà répondu à ma question (Pourquoi Arcachon ?) dans le titre ou le chapô. Au pire dans l’attaque.
  • En sablier, l’éditeur précise l’angle dès le titre, parfois sous forme de question. Mais il n’y répond jamais en zone gratuite. Il annonce la couleur (Quoi ? Qui ? Où ? Quand ?), puis il relègue en zone payante les réponses essentielles (Pourquoi ? Comment ? Et ensuite ?). Bref, le fond est au fond (du sablier).
  • On vous fait un dessin ?

J’en entends déjà dans la salle qui murmurent que ce sablier n’a rien de révolutionnaire et que les bons éditeurs savent répartir avec harmonie les trois piliers du début d’un article (titre, chapô, attaque). Et aussi qu’ils savent, en alliant l’incitatif et l’informatif, doter leur éditing d’informations complémentaires.

Oui mais non. Parcourez rapidement un site avec paywall et vous constaterez que le sablier est bouché dans l’écrasante majorité des articles.

  • D’abord parce qu’on livre souvent beaucoup trop d’infos dans le titre et le chapô (les 5 W en haut de la pyramide inversée), réduisant ainsi l’envie de scroller. On reste bloqué en haut du sablier.
  • Ensuite parce que les attaques sont trop souvent négligées et qu’elles ont de fâcheuses tendances à prolonger le chapô, voire à le paraphraser.
  • Enfin, parce que la jauge de floutage est fréquemment mal placée : trop tôt et on a à peine le temps de déguster le contenu ; trop tard et on est déjà rassasié.

Il y a pire. Si, si je vous assure, je ne donnerai pas de noms, mais ils se repèrent vite, les sites qui vous balancent un titre et un chapô sans donner un seul échantillon de l’attaque. Une stratégie rebutante qui ne fonctionne que dans deux cas de figures :

  • Pour les titres de référence comme le Financial Times ;
  • Pour les machines à scoop comme La Lettre A. Un média axé sur le confidentiel peut même se permettre de radoter son titre dans le chapô :

Le sablier est une contrainte créative. On ne va pas se le cacher : une construction en sablier requiert plus de temps qu’un plan planplan en pyramide inversée. Mais c’est surtout une habitude et un réflexe à prendre pour le service édition qui revient ainsi aux fondamentaux du journalisme : l’éditing doit donner envie de lire sans tout dire. Il est inutile de montrer tout le magasin dans la vitrine.

  • Les titres doivent être incitatifs sans forcément sombrer dans le « putaclic » (mais les questions ne sont pas exclues à partir du moment où des éléments de réponses – mais pas tous – sont dans le chapô).
  • Le chapô doit être informatif sans pour autant se transformer en synthèse aride. Au contraire. En mode sablier, le chapô évoque les faits mais insiste sur les conséquences sans évoquer les causes. Ou l’inverse. 
  • Quant à l’attaque, elle doit évidemment être attractive, haletante, drôle, activer les ressorts du reportage ou de la métaphore. L’attaque n’est surtout pas une intro. Et ça tombe bien car un article n’est pas non plus une dissertation. Pour jouer l’effet cliffhanger, elle doit actionner les mécanismes de l’intrigue… bref : être intrigante.

C’est du storytelling ? Oui. Et ce n’est pas un gros mot. Albert Londres ou Joseph Kessel en connaissaient déjà toutes les ficelles. Tenez, la preuve :

Magnifique sablier, sans véritable chapô d’ailleurs (le concept de l’époque était d’abord de livrer des infos complémentaires du titre dans le surtitre et le sous-titre), mais avec une attaque haletante qui donnait immédiatement envie de claquer 5 Francs au cas où la titraille n’aurait pas suffi…

« Allo, allo, Haïfa Tower ? Allô, allô, Haïfa Tower ? »
Les six passagers du « Petrel », petit avion qu’ils avaient loué à Paris pour essayer d’atteindre la Palestine en ces jours difficiles, écoutaient anxieusement leur pilote appeler en plein ciel le poste de contrôle du terrain de Haïfa. À l’horizon, dans la brume de chaleur, on devinait les neiges du mont Hermon et les lignes de la côte.
Le pilote serra davantage contre ses oreilles le casque d’écoute, puis tourna vers nous son profil d’oiseau.
« Ordre de se poser à Haïfa’’, dit-il.
Je regardai mes compagnons de route et je les sentis tous liés par la même inquiétude. C’était à Tel-Aviv que nous voulions atterrir. Tel-Aviv appartenait entièrement aux juifs. Dans Haïfa, zone d’embarquement pour les troupes britanniques, que ferait-on de nous, à qui le visa anglais avait été refusé ?
« Insistez pour Tel-Aviv », demandai-je au pilote.
« Il tourna la tête et dit: C’est formel: Haïfa et pas ailleurs.
Un homme brun, tout en nerfs, qui était assis derrière moi, gémit presque : avoir attendu cela pendant 2000 ans et peut-être pour rien… »

J’arrête là car il y a au moins autant de phrases pour arriver jusqu’à la scène du visa n°1 annoncé dans le titre… Mais, bref, la presse populaire du XXe siècle utilisait déjà la structure du sablier, ne dédaignait pas les techniques du storytelling…  et, re-bref,  ne produisait pas un journalisme appauvri profilé par les algorithmes et le SEO.

Le SEO, parlons-en. Car ce n’est pas forcément l’ennemi de l’editing incitatif. Car le sablier répond forcément à plusieurs critères du SEO (et c’est bien en tapant « Arcachon + vaccination » que j’ai trouvé mon article tentateur).

  • Si le titre est une promesse, sa formulation est proche de la  question qu’on va poser à Google. L’URL sera donc particulièrement performante.
  • Mieux : il est évident que les keywords ont toutes leur place dans l’editing. La richesse du vocabulaire induite par les strates aux informations complémentaires sera a priori bien vue par un algorithme sensible à ces arguments.

Et la pyramide inversée alors ? Ah, elle n’aura pas le destin de celle de Kheops et semble vouée à se retrouver dans les oubliettes de l’histoire comme les festons des moines copistes, le Nokia 3310 ou le saut en hauteur en rouleau costal.

  • Certes, elle sera toujours utile pour écrire une dépêche. Seulement, les particuliers ne s’abonnent pas à l’AFP.
  • Elle peut aussi survivre dans les médias gratuits. Mais avec parcimonie. Car la pyramide est aussi adaptée à une lecture sur mobile qu’une reproduction des noces de Cana de Véronèse dans un livre de poche. Elle ne passe plus. Le texte qui coulait de source sur le print devient vite indigeste et illisible.
  • Les nouveaux formats comme les « listicles » ou les « smart brevity » popularisés par Axios (et qui ont aussi inspiré la construction de cet article), ainsi que leurs multiples déclinaisons, sont souvent bien plus pertinents.

OK, je m’égare, même si les nouveaux formats ne sont pas forcément incompatibles avec les constructions en sablier. Mais c’est une autre histoire…


La newsletter The Audiencers : de professionnels, à professionnels

Envoyée toutes les 2 semaines, avec dedans des conseils concrets et applicables, des voix d’experts et des benchmarks inspirants, pour vous aider à mieux engager, convertir et fidéliser vos audiences.