Rétention des abonnés : quelles stratégies du streaming audio & vidéo appliquer à la presse en ligne ? 

Après un début de carrière chez Molotov et Deezer, Lisa Boucher est maintenant Head of Digital Marketing & Business Development chez Lagardère News. A ce titre, elle s'occupe notamment de l'acquisition et de la rétention des abonnés numériques des titres Paris Match et Journal du Dimanche. Au programme de notre rencontre : différences et points de convergence des stratégies marketing entre ces deux univers.

Lisa, avant de travailler pour des titres de presse en ligne, tu as passé quelques années chez Molotov (plateforme de streaming vidéo) et chez Deezer (streaming audio). Quelles différences vois-tu entre ces univers ?

La première des choses, assez évidente, c’est que le marché média est un peu moins mature que peut l’être celui du streaming sur le sujet des abonnements numériques. Le fait que ce soit des pure-players joue évidemment : la vision centrée utilisateur et digital est celle retenue dès le départ. La presse reste encore très infusée d’un modèle porté par la diffusion first, et notamment par celle du print. 

Côté offre, c’est différent aussi. L’offre de streaming audio est aujourd’hui clairement identifiée, il y a peu de différence entre les acteurs du marché sur l’audio (que ce soit Apple Music, Deezer, Spotify…), le public sait ce qu’il achète. En presse, il y a une évangélisation à faire : il m’apporte quoi mon abonnement ? Qu’est-ce que je vais trouver dedans ? C’est quoi la proposition de valeur ?

Pour les équipes marketing aussi, le boulot n’est pas le même. Sur le marché du streaming, on évolue sur des environnements logués, tout le parcours utilisateur est suivi, donc les éditeurs ont de la data, de la connaissance tout du long. Evidemment, cela facilite l’activation ! En presse, on a encore une majorité de trafic anonyme, qui complique la compréhension. 

Par contre, les sources de revenus sont multiples chez tout le monde. En streaming c’est le modèle abo qui prime mais on a aussi de la publicité. Ceci dit, toutes les stratégies tendent à développer le parc d’abonnés…

Dans ton expérience, est-ce pertinent de scinder les métiers entre acquisition d’abonnés et rétention ?

Pas sûr ! Chez Deezer, j’étais arrivée en 2017 sur une création de poste où je m’occupais de l’engagement et la rétention, un sujet qui arrive toujours plus tardivement alors qu’on sait bien que ça coûte moins cher ! J’étais en binôme avec quelqu’un en charge de l’acquisition. On bossait main dans la main avec les équipes produit & contenu.

Chez Molotov, j’étais en charge de la croissance du portefeuille d’abonnés. Il n’y avait pas d’équipe dédiée à l’acquisition d’utilisateurs sur le B2C (la stratégie sur l’acquisition passant plutôt par le développement de partenariats de distribution). Notre sujet c’était : comment travaille-t-on la conversion des gens qui sont déjà là ?

Chez Lagardère News, mon poste est rattaché à la Direction numérique sur presse et radio. A mon arrivée, l’équipe marketing faisait de l’analytics, travaillait l’engagement et l’acquisition de trafic et bien sûr quelqu’un en charge de nos actions CRM (push et emails). Maintenant, on a étoffé l’équipe avec un responsable SEO, quelqu’un en charge de l’acquisition payante d’abonnés (campagnes payantes), et une personne sur l’abonnement en transverse, qui travaille aussi avec les équipes print. On a aussi un PO dédié aux abonnements numériques. 

Le développement du portefeuille d’abonnés s’appuie sur tout le monde. Nous avons de petites équipes, mais même si j’avais un budget illimité, pas sûr que je veuille scinder. Il faut garder une cohérence. Expertise éditoriale, produit… Garantir notre vision utilisateur dans son ensemble, ne pas être siloté.

Quels sont les KPIs de rétention que vous suivez chez Lagardère News ?

Chez Lagardère, nous suivons, dans l’ordre : l’évolution du portefeuille abonnés, la conversion et le churn. 

Côté acquisition, nous décomposons le tunnel avec Poool : taux de visibilité du premium, taux de visibilité du paywall, taux de clic sur le paywall et taux de conversion final. 

Côté rétention, nous sommes en train de travailler sur la Lifetime Value, pour la piloter de manière plus fine et s’assurer qu’on a des coûts d’acquisition corrects. On mesure la LTV 12 mois (lifetime value 12 mois) pour se construire une vision annuelle. Une LTV 12 mois, c’est combien sur 12 mois un abonné m’a rapporté de chiffre d’affaires. Aujourd’hui, on ne peut pas encore le piloter au fil de l’eau mais on fait des photos à des instants t. Est-ce que ça se dégrade ? Cela permet de mettre en perspective nos campagnes d’acquisition, de voir si on est rentable.

Ce que je peux déjà dire, par rapport aux plateformes de streaming, c’est que les utilisateurs convertissent plus difficilement en presse, mais qu’ils sont globalement plus fidèles !

Les indicateurs de performance sont-ils les mêmes chez les plateformes de streaming ?

Pas tout à fait, parce qu’encore une fois en streaming on est sur un environnement 100% loggué ! Quand je travaillais pour Molotov et Deezer, on suivait 2 KPIs : 

  • La conversion à D0 : ce sont les gens qui convertissent le même jour que leur inscription 
  • La conversion à D30 : ce sont ceux qui convertissent dans les 30 jours après la création de compte. 

C’est un raisonnement en cohorte. Le point de départ de la relation à l’utilisateur c’est la création de compte.

Et quel suivi de l’ARPU ?

On le suivait bien sûr chez Deezer & Molotov, il découle de la LTV. Chez Lagardère, on est en train de s’y mettre. C’est moins pilotable sur le print mais on prend le virage du numérique. Notre enjeu aujourd’hui c’est : est-ce qu’on inclut les revenus de la pub dans le calcul ? Aujourd’hui on ne le fait pas, mais en vision cible oui, on voudra le faire. 

On veut répondre à cette question : combien est-ce qu’un user me rapporte, toutes sources de revenus confondues ?

Parlons de l’impact du prix sur la rétention. Est-ce que faire des offres d’abonnement très discountées sur les premiers mois, cela a un impact sur la fidélité des abonnés ?

Sur le Journal du Dimanche, on a une offre fil rouge 1€ le premier mois. Historiquement, le premier mois était même offert, mais pour éviter une dégradation de la valeur perçue de l’offre, et limiter le churn lié aux problèmes de paiement, le marché s’est détaché du tout gratuit (et faisait des appels sur le CB pour vérifier qu’il n’y aurait pas de problème de paiement !). 

Il n’y a pas eu de gros impact sur la conversion quand on est passé du premier mois gratuit à 1€. On a certes eu un peu moins de conversions, mais globalement compensé sur la rétention : avec l’essai gratuit, on avait plus de résiliations quand on arrivait sur le tarif plein. Et puis on avait mis en place un plan d’animation commercial renforcé…

La question de la promotion qui abîme la rétention est un sujet de moyen terme. Il faut regarder 3 choses : 

  • la conversion sur l’offre promotionnelle
  • le taux de passage au tarif plein
  • la rétention sur l’offre au tarif plein

Côté streaming, on n’avait chez Deezer par exemple que deux offres promotionnelles : la « winter » et la « summer », avec 3 mois très discountés. Et puis notre offre fil rouge : le premier mois offert. Spotify avait exactement la même animation commerciale.

Durant ces offres, on savait qu’on recrutait mieux mais on voyait une grosse dégradation sur la rétention à moyen terme. Avec ce type de stratégie, la question est simple : est-ce que l’uplift en conversion compense la baisse en rétention ? Les opérations continuaient de générer de la croissance sur le portefeuille mais c’était moindre au fil du temps… le marché s’est lassé. 

Et j’ai l’impression que c’est pareil en presse… Est-ce que faire trop de promo ne dégrade pas la perception de la marque ? Surtout qu’en presse, il existe une offre d’information gratuite, et une grosse concurrence sur l’abonnement, avec beaucoup de promos attractives parmi les différents acteurs, ce qui n’aide pas à améliorer la valeur perçue de l’information…

Est-ce que l’onboarding des nouveaux abonnés est important lorsqu’on travaille la rétention de ses abonnés ?

L’onboarding c’est clé ! C’est le 1er élément de la rétention ! Ce n’est pas parce que le lecteur a donné sa CB qu’il est acquis, loin de là ! En tant qu’éditeur, il faut bien rappeler à notre nouveau client pourquoi il a souscrit.

On disait plus tôt qu’en presse, l’offre était moins claire que sur les plateformes de streaming audio, où chacun savait ce qu’il achetait. La règle, c’est « je dois avoir un onboarding quand je suis dans un environnement que je ne comprends pas ». Et même quand on le comprend, il faut le faire !

Chez Deezer, le gros de l’onboarding était joué dès le téléchargement de l’app, pour faire créer un compte à l’utilisateur. Comment trouver des titres de musique qui peuvent l’intéresser ? L’utilisateur était amené à choisir des artistes qui lui plaisent d’un genre donné, avec des sous-genres… et hop on lui mettait des playlistes & artistes susceptibles de lui plaire. Le but : développer l’usage.

La deuxième étape de l’onboarding c’est quelles fonctionnalités le feront rester. Sur le JDD, on a mis en place une série d’emails (avec le mot d’accueil de la rédaction, la promotion de l’appli mobile…). On va faire la même chose sur Paris Match. Nous sommes assez contents des résultats : très bons taux d’ouverture sur nos emails, e-mails perçus comme du serviciel, bons taux de clic. 

Nous avons aussi fait un gros travail aussi sur les apps. Plusieurs écrans expliquent comment fonctionne l’app et incitent le lecteur à créer un compte.

Exemple d’écran d’accueil dans l’application Paris Match

Et sur les sites web, que peut-on mettre en place comme onboarding ?

Le premier enjeu c’est de loguer les gens pour pouvoir les exposer à des campagnes on-site. Sans identification, on ne peut rien faire !

… et ensuite, on segmente pour travailler la rétention groupe par groupe ?

Oui bien sûr. Sur la rétention, il faut identifier les users très engagés et les users à risque.

Chez Molotov, on avait mis en place une segmentation RFV (Récence Fréquence Valeur (qui était chez nous la durée de consommation de programmes)). 

Sur le parc gratuit, pour identifier les users à fort potentiel d’abonnement, mais cela implique de connaître les utilisateurs, donc d’avoir de la data. 

Sur le parc payant, on vérifiait la diminution de la fréquence de consommation, ou la baisse de la valeur… qu’on activait ensuite par des actions CRM, pushs ou email, pour pousser des contenus plus accrocheurs dans l’app par exemple !

Les 2 signaux faibles qui étaient le plus parlants d’un désabonnement prochain, c’était : 

  • un changement de pattern dans la fréquence d’utilisation (attention on regarde bien s’il y a un changement dans le pattern, pas la fréquence en absolu qui peut être simplement une habitude de consommation faible)
  • la récence – date de dernière utilisation du service.

Mais bien sûr pour scorer des utilisateurs au sein de segments donnés, il faut de la data. C’est la raison pour laquelle nous sommes, chez Lagardère News, en train de nous doter d’un datalake.

Parlons des abonnés qui sont partis… Quelles stratégies de résurrection fonctionnent ? 

Sur le win back, la méga promotion ne fonctionne pas forcément. En fait, ça ne marche que si l’utilisateur part à cause du prix. 

Il faut plutôt rappeler à l’utilisateur tout ce qu’il va perdre comme contenus et fonctionnalités : « En résiliant, vous n’aurez plus accès à ceci, cela », bref jouer sur la FOMO (fear of missing out) !

Sur le JDD et Paris Match, on a mis en place des paywalls spécifiques pour les anciens abonnés. 

Ci-dessus, notre paywall pour les anciens abonnés.

Ils sont peu exposés mais marchent très bien.

On fait aussi des campagnes e-mail avec des offres discrétionnaires pour ces populations-là. 

Mais le vrai win-back c’est d’anticiper les utilisateurs à risque, les utilisateurs fragilisés, et cela suppose connaissance client fine, de comprendre comment ils se distancent du produit.

Êtes-vous inquiets des effets qu’aura la nouvelle législation qui impose de permettre la résiliation en 3 clics ?

C’est un gros risque pour nous… ça va évidemment jouer sur la rétention, et ça s’applique à tout le secteur. Cela va peut-être amener de meilleurs chiffres sur la conversion, car les utilisateurs vont valoriser le côté sans engagement, la facilité de partir.

Dernière question : considérez-vous chez Lagardère les possibilités offertes par les différentes sortes d’IA pour vous aider à l’acquisition ou la rétention de vos abonnés ?

Pour l’instant notre enjeu c’est d’avoir de la data exhaustive et fiable. On veut d’abord monter en compétence sur notre stack data/marketing, être 100% clean sur notre connaissance utilisateur. Et ensuite, en 2024, on regardera comment on peut activer intelligemment cette data.