Le bon message pour vendre un abonnement : la théorie des perspectives

Quand on vend un abonnement, faut-il insister sur ce que les lecteurs vont gagner avec, ou sur ce qu'ils perdent à ne pas l'acheter ? Gain ou perte ? Un nouvel article de recherche applique l'économie comportementale aux abonnements en presse.

On ne vous apprend rien : les éditeurs ont tendance à consacrer beaucoup plus de réflexion au contenu à placer derrière le paywall qu’à la manière de le commercialiser.

Bien sûr, cela s’explique par le but même du journalisme dont le travail est de fournir des informations nécessaires (et non un produit). C’est du marketing, pas du journalisme !

Et même si la réflexion sur les produits et la compréhension des besoins des utilisateurs jouent un rôle de plus en plus important dans le secteur du journalisme, les vieilles habitudes ont la vie dure. La mentalité “construisez un paywall et les abonnés viendront” perdure et affecte la manière de commercialiser et de vendre le contenu et le produit d’abonnement (qui est en passe de devenir la première source de revenus pour de nombreux éditeurs).

La peur de manquer quelque chose (FOMO)

Qu’est-ce qui fonctionne le mieux selon vous ? Dire aux gens qu’ils passent à côté d’informations essentielles en n’achetant pas votre abonnement ? Ou plutôt « Ne ratez rien en vous abonnant ! »

Certains diront que la « peur de manquer » est un excellent moteur et que c’est celui qui fonctionne le mieux. Mais est-ce vrai ?

Une étude basée sur 11 expériences menées en collaboration avec trois rédactions américaines tente de faire la lumière sur cette question : « The Effectiveness of Gain and Loss Frames in News Subscription Appeals » (L’efficacité des cadres de gain et de perte dans les incitations à l’abonnement chez les médias d’information généraliste).

En résumé, on parle de « gain » lorsque l’on dit aux gens ce qu’ils obtiendront s’ils s’abonnent, et de « perte » lorsque l’on leur dit ce qu’ils manqueront s’ils ne s’abonnent pas.

Les éditeurs ne sont pas les seuls à avoir négligé cet aspect ; « à ce jour, aucune étude ne s’est penchée sur l’influence des messages d’abonnement digitaux sur les intentions d’abonnement », écrivent les chercheurs Yujin Kim, Jessica Colliera et Natalie Jomini Stroud (tous de l’université du Texas à Austin) dans l’article.

(Mme Stroud est professeur au département des études de communication et directrice du Centre pour l’engagement dans les médias de l’université du Texas à Austin, tandis que Mme Colliera est associée de recherche et Mme Kim étudiante en doctorat).

Il y a beaucoup de littérature sur les cadres de gain/perte dans la communication sur la santé et les affaires, mais les principaux travaux en journalisme se sont concentrés sur les facteurs qui affectent les décisions du public de payer pour l’actualité en général. Nous pensons que cet article comble le fossé entre la théorie et la pratique ».

Yujin Kim

Qu’ont-ils découvert ? Qu’est-ce qui fonctionne le mieux ? Eh bien… cela dépend.

Facebook vs email

Deux supports ont été utilisés pour cette expérience : l’e-mail, et Facebook.

Les chercheurs ont testé 3 types de messages de vente d’un abonnement de presse :

  • Des messages qui présentent un gain (« Abonnez-vous et vous aurez… »)
  • Des messages qui présentent une perte (« Si vous ne vous abonnez pas, alors vous manquerez… »)
  • Des messages de contrôle dont le texte était emprunté à des campagnes publicitaires standard, précédemment mises en place par des éditeurs

Résultats : sur Facebook, il n’y avait que peu ou pas de différence. En revanche, dans le cas de l’e-mail, les messages présentant un gain ont eu un impact plus important :

Selon les chercheurs, « pour les campagnes par mail, les messages de gain ont généré 70 % de clics en plus vers les pages d’abonnement que les messages de perte […] cependant, la différence n’était significative que par rapport aux messages de perte et non par rapport au message de contrôle ».

Cela signifie que les messages « restez en contact avec l’actualité » sont plus efficaces que « ne manquez rien » dans le cadre d’un mail. Toutefois, cette étude indique que les messages neutres standard fonctionnent tout aussi bien que les messages axés sur le gain.

Alors, pourquoi cette différence entre Facebook et l’e-mail ? Et pourquoi ne devriez-vous pas nécessairement jouer sur la « peur de manquer » lorsque vous essayez de vendre votre produit d’abonnement ?

La théorie des perspectives

Les réponses se trouvent peut-être dans la théorie des perspectives, que les chercheurs ont appliquée pour tester l’effet des différents messages.

Cette théorie a été développée par Daniel Kahneman et Amos Tversky en 1979 et a été citée dans la décision d’attribution du prix Nobel d’économie à Kahneman en 2002.

La théorie des perspectives décrit comment nous avons tendance à prendre des décisions en fonction du niveau de risque et de certitude qu’elles impliquent. La question de savoir si le gain ou la perte est plus efficace varie selon le sujet, mais la théorie propose généralement que les messages de gain sont meilleurs lorsqu’il y a peu de risque qu’une action ne produise pas le résultat souhaité.

Dans l’article, les chercheurs nous donnent un exemple :

« Comme l’expliquent O’Keefe et Jensen (2007), l’hygiène dentaire est précisément un cas de ce genre. Selon eux, il y a peu de risques que le comportement préconisé (par exemple l’utilisation du fil dentaire) ne produise pas le résultat escompté, à savoir avoir des dents et des gencives saines. L’alternative – ne pas utiliser de fil dentaire – est plus risquée. Une maladie des gencives est possible, mais non garantie, si l’on n’utilise pas de fil dentaire. Dans ces circonstances, les messages axés sur le gain sont plus performants ».

Cela signifie, en ce qui concerne le secteur de l’information, que si l’utilisateur est convaincu que ce qu’il essaie d’obtenir (en achetant un abonnement) comporte peu de risques, les messages de gain seront plus efficaces.

Comme c’est le cas dans l’étude, cela pourrait nous donner un aperçu intéressant des raisons pour lesquelles les gens paient pour les produits d’abonnement des éditeurs :

La théorie des perspectives suggère que la variation dans le choix du cadre le plus performant est un produit du résultat anticipé de la mise en œuvre d’un comportement et de la certitude avec laquelle le résultat anticipé se produira […] Dans des situations plus certaines, les cadres de gain sont plus performants, tandis que dans des situations plus risquées, les cadres de perte peuvent être le meilleur choix.

En appliquant la théorie au contexte de l’abonnement digital en presse, nous devons comprendre à quels résultats les gens s’attendent en s’abonnant et s’ils croient que ces résultats sont probables ». 

C’est logique. Mais comment savoir ce que les gens essaient d’obtenir en s’abonnant ? Cela nécessite une analyse qualitative, ce qui signifie que des outils comme Google Analytics ne vous aideront pas.

Ce qu’il reste à faire : les “Jobs To Be Done” 

Pour comprendre les résultats que les internautes anticipent en s’abonnant et ce qu’ils espèrent obtenir, on utilise généralement le cadre du “Jobs To Be Done”. J’ai déjà écrit sur la manière dont les éditeurs et les rédactions peuvent utiliser ce cadre (article en danois sur Journalisten.dk).

En utilisant ce cadre, vous essayez de trouver et de comprendre le « besoin sous-jacent » de l’utilisateur et le contexte dans lequel l’utilisateur essaie d’accomplir son travail.

Un exemple classique de “Job To Be Done” est la lecture dans le train. Aujourd’hui, beaucoup d’entre nous lisent sur leur téléphone, alors qu’il y a 30 ans, nous lisions plutôt des livres et des journaux. Cela est lié à certains des objectifs sous-jacents du “Job To Be Done” : passer le temps.

Certains peuvent passer le temps en écoutant plutôt qu’en lisant. Ils peuvent écouter de la musique (sur le téléphone, peut-être Spotify, contre un walkman auparavant) ou un podcast. C’est d’ailleurs l’une des principales raisons pour lesquelles les podcasts sont populaires auprès des personnes qui prennent les transports : ils traitent un “Job To Be Done”.

Le cadre se concentre moins sur les audiences cibles et les données démographiques que sur les tâches et les besoins réels auxquels les gens tentent de trouver des solutions. Dans un article de 2007 de la MIT Sloan Management Review, intitulé « Finding the Right Job For Your Product« , Clayton M. Christensen et d’autres auteurs écrivent :

Les décisions d’achat des clients ne sont pas nécessairement conformes à celles du client « moyen » de leur groupe démographique ; ils ne limitent pas non plus leur recherche de solutions à une catégorie de produits. Au contraire, les clients se rendent compte qu’ils ont besoin de faire quelque chose. Lorsqu’ils constatent qu’ils ont besoin d’accomplir une tâche (“Job To Be Done”), ils utilisent des produits ou des services pour l’accomplir. C’est pourquoi les marketeurs doivent comprendre les “Jobs To Be Done” de leurs cibles et pour lesquelles leurs produits peuvent être utilisés. »

👆 C’est ce à quoi s’attaquent les chercheurs de l’université du Texas à Austin, et la combinaison de la théorie des perspectives avec le cadre des “Jobs To Be Done” est un hybride très puissant lorsqu’il s’agit d’analyser et de comprendre le comportement et les objectifs des utilisateurs.

Oubliez les données démographiques clés et cibles et toutes les plus jolies slides du monde, et concentrez-vous sur ce que les gens essaient de faire – et sur les raisons pour lesquelles ils pourraient choisir votre produit comme solution.

Il existe de nombreuses façons de travailler avec le cadre des “Jobs To Be Done”. L’une d’entre elles consiste à utiliser le cadre avec le canevas de la proposition de valeur d’Alexander Osterwalder (un modèle lui-même basé sur le canevas du Business Model), qui inclut les « Customer Jobs » lorsqu’il s’agit de concevoir une proposition de valeur basée sur la connaissance et l’intuition des utilisateurs.

Quelle que soit la manière dont vous choisissez de travailler avec ce cadre, comprendre les “Jobs To Be Done” ne peut être que le résultat de conversations, d’entretiens et d’observations. Allez sur le terrain et parlez aux personnes à qui vous essayez de vendre votre produit d’abonnement.

Une certitude toute relative

La théorie des perspectives peut vous donner une idée des raisons pour lesquelles les gens souscrivent à votre produit. À partir de là, vous pouvez formuler des suppositions et des hypothèses sur les raisons pour lesquelles les gens achètent votre produit, qui peuvent être testées dans le cadre d’études qualitatives et quantitatives.

Au vu des résultats des expériences, les chercheurs écrivent :

« Les décisions d’abonnement semblent représenter des situations relativement certaines et orientées vers un objectif, dans lesquelles les gains fonctionnent mieux que les pertes, comme le suggère la théorie des perspectives. […]

Non seulement cette recherche offre des conseils sur les messages à utiliser, mais elle met également en lumière les raisons pour lesquelles les gens sont motivés à s’abonner à l’actualité : la meilleure performance des messages de gains suggère que les décisions d’abonnement sont motivées par le sentiment relativement certain d’obtenir des informations utiles en le faisant ». Bonne nouvelle pour les éditeurs ! Selon cette étude, les gens voient peu de risques à essayer d’atteindre leurs objectifs en s’abonnant à la presse digitale, car ils sont assez confiants dans le fait qu’ils atteindront ces objectifs grâce à un abonnement.

À ce stade, les questions ne manquent pas :

  • Qu’essaient-ils d’atteindre ? Pourquoi ?
  • Se sentent-ils vraiment sûrs d’eux ? Si oui, pourquoi ? Si non, pourquoi pas ?
  • Comment résolvent-ils actuellement ce problème ? (C’est toujours une bonne question à poser)

… et ainsi de suite.

(Cela nous rappelle que nous devons tous comprendre l’économie comportementale et les théories qui s’y rapportent. Même si vous ne travaillez pas dans le secteur de la presse, vous pourriez probablement augmenter vos chances de réussite en appliquant la théorie des perspectives).

Un avertissement

Il convient toutefois de tenir compte de certains facteurs avant d’appliquer des messages axés sur les gains à tout le monde et partout.

Les 11 expériences ont été menées dans trois rédactions américaines. Trois d’entre elles seulement ont été réalisées via le canal e-mail. Les huit autres ont été réalisées sous forme de messages sponsorisés sur Facebook.

Cela signifie – comme c’est généralement le cas – qu’il est nécessaire de procéder à d’autres tests. Que vous soyez marketeurs ou travailliez dans une rédaction, testez les formulations que vous choisissez (axées sur un gain ou une perte) par rapport à vos messages de contrôle (vos précédentes campagnes).

Et, même si vous ne souhaitez pas tirer de leçons à partir des résultats de cette étude, gardez à l’esprit la méthode utilisée. C’est aussi ce que suggère Yujin Kim aux éditeurs :

Certains effectuent déjà des A/B tests sur le wording, mais des tests rigoureux (même à petite échelle) avec différents messages/images ou sur un support différent les aident à mieux comprendre leur audience », explique-t-elle.

Au-delà du taux de clics, tester l’impact du message sur les taux de conversion

Les tests ne doivent pas se limiter à la formulation dans les e-mails et sur d’autres canaux. Comme l’ont découvert les chercheurs et les rédactions, peu d’abonnements réels ont résulté des expériences dont le paramètre de réussite était le taux de clics.

C’est l’une des plus grandes surprises de l’étude, m’explique Yujin Kim. Elle suggère donc aux éditeurs de réfléchir à la manière d’utiliser chaque canal le plus efficacement possible.

« Nous pensons qu’il est souhaitable d’utiliser différentes approches en fonction de l’objectif de la campagne menée par la rédaction. Par exemple, lorsqu’il s’agit d’attirer une nouvelle audience, l’utilisation d’images sur Facebook peut s’avérer efficace », explique-t-elle en faisant référence à un article qu’elle a coécrit [voir le lien au bas de cet article].

« S’ils ont déjà établi un certain engagement avec leur audience (par exemple, avec des anciens abonnés), il est plus convaincant de mettre l’accent sur les avantages de l’abonnement par mail.

Ce taux de conversion n’est pas nécessairement dû aux expériences, car la conversion réelle de l’utilisateur en abonné payant se produit non pas dans un mail, mais sur une page web.

Dans l’article, les chercheurs écrivent :

Il existe de nombreuses explications de cette tendance. Par exemple, il est possible que le lien inclus dans les messages conduise les utilisateurs vers une page web mal conçue, de sorte que même les personnes les plus intéressées par l’abonnement ont été dissuadées. Il est également possible qu’aucun des messages utilisés dans cette étude ne soit particulièrement attrayant. Enfin, une autre explication, peut être que promouvoir les abonnements par mail et sur Facebook n’est pas une stratégie prometteuse ».

L’absence d’augmentation des conversions souligne que si vous décidez de tester des messages encadrés dans votre communication, vous devez veiller à tester également les landing pages.

De nombreux facteurs doivent être pris en compte, tant en termes de message, de formulation que de conception et de structure de la page où se déroule l’achat proprement dit. Et le travail à accomplir par l’utilisateur, bien sûr.

Avec autant de variables dans l’équation, les éditeurs et autres devraient envisager des tests rigoureux et apprendre par le biais d’hypothèses et de validations.

Quelles sont les prochaines étapes ?

Les chercheurs proposent quelques pistes. La plus intéressante consiste à s’intéresser aux gains et pertes dans un contexte sociétal plus large :

« Des recherches récentes de la Knight Foundation suggèrent que le fait de mentionner un contexte sociétal précaire (basé sur une perte) peut augmenter les intentions d’abonnement. Dans cette étude, les participants qui ont été informés de la crise financière à laquelle est confrontée la presse locale étaient plus enclins à débourser pour celle-ci.”

Les chercheurs suggèrent également d’étudier de plus près la différence entre le canal e-mail et Facebook.

Par exemple, les messages axés sur le gain peuvent être plus efficaces par mail que sur Facebook, car ce dernier est associé à plus de négativité. Des études ont révélé une association négative entre l’utilisation de Facebook et l’humeur des utilisateurs […].

Bien que le mail puisse également produire des effets négatifs […], d’autres études suggèrent que le mail peut améliorer les relations et aider les gens à rester en contact ».

Il reste encore de nombreux aspects à explorer pour promouvoir au mieux l’abonnement digital à la presse mais la théorie des perspectives et le cadre des “Jobs To Be Done” donne des clés pour une stratégie réussie.