Quand Asmahane Souissi est nommée Directrice Numérique de L'Obs en mai 2022, un projet tout chaud l'attend : la refonte des commentaires de ce titre pas comme les autres. L'Obs, depuis son lancement sur le web en 1999, a toujours favorisé les discussions autour de ses articles sans rien demander en échange. Tout le monde pouvait donner son avis, s'exprimer, débattre, s'engueuler : c'était l'idée. Seulement en l'état, il y avait trop de problèmes et il fallait refondre la fonctionnalité.Nous avons rencontré Asmahane qui nous a raconté l'envers de ce projet "touchy-as-hell".
Hello Asmahane ! En février dernier, vous avez complètement refondu le système de commentaires sur L’Obs. Peux-tu nous dire pourquoi cela devenait important ?
Quand je suis arrivée sur le poste en mai 2022, Julie Joly, directrice générale de l’Obs et Cécile Prieur, directrice de la rédaction m’ont tout de suite donné ce premier challenge.
Le contexte à ce moment-là, c’est qu’il y avait 27 000 commentaires postés sur le site par mois… Et une tension qui monte très fort au service client et à la rédaction.
Les commentaires c’est une question existentielle pour de nombreux médias : est-ce qu’on les laisse ouverts à tous ? Depuis le début de L’Obs sur le web, ils étaient ouverts aux inscrits, pour favoriser le débat auprès du plus grand nombre, sans rien demander en échange. Avec cette idée de prolonger la lecture et le débat autour d’un papier…
Quand on regarde l’historique, on note qu’il y a eu +437% de commentaires postés sur le site entre 2018 et 2022. Je me suis donc rendue compte que L’Obs était connu pour ça, que les commentaires étaient libres et ouverts à tous et que cela se savait.
Mais l’anonymat total que permet Internet est une porte ouverte aux propos haineux, aux trolls qui se servent de ces espaces pour promouvoir certaines idées extrêmes, à tous les gens qui ont besoin de se défouler.
Dans notre système précédent, un pseudo se changeait à la volée, on avait des gens qui avaient des conversations juste via leurs pseudos (sans utiliser le champ « corps » du commentaire !)
Ce déferlement de propos haineux, insultants, discriminants a fini par devenir tout sauf un « safe space ». Nos abonnés passaient soit par le service client, soit en écrivant directement à la rédaction, pour nous remonter des erreurs de modération et nous dire “Fermez cet espace !”
Côté modération, on comprend qu’il y avait de gros trous dans la raquette. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
En septembre dernier, on a eu un nouvel incident qui montrait que certains utilisateurs contournaient notre système de modération. Car un jour, un directeur adjoint de la rédaction m’envoie un message de nos abonnés avec des captures d’écran ! Jusqu’à présent, on recevait juste des commentaires globaux sur la qualité des commentaires, mais pas de screenshots, pas d’exemples concrets. On commence alors à demander aux lecteurs des détails, ce qu’ils ont vu… et les plaintes augmentent, il y en a de plus en plus. On creuse…
Avant cela, je répondais au service client pour dire qu’on était en train de changer la plateforme, mais je ne voulais pas trop m’avancer sur le fait de dire qu’on allait fermer la fonctionnalité aux anonymes.
Avec cette histoire, j’ai été entièrement confortée dans l’idée qu’il fallait impérativement cette refonte des commentaires et même accélérer le projet !
Comment se passait la modération jusqu’à présent ? Humaine ou robots ?
En fait leur équipe « humaine » n’intervenait que dans une partie des cas, quand c’était un peu trouble. De nombreux commentaires étaient rejetés ou validés par l’IA directement. La modération humaine était réalisée uniquement sur les “zones grises”.
Et donc là, vous vous rendez compte que des petits malins ont réussi à contourner les règles de la machine…
Oui, c’est ça ! On se rend compte que certaines personnes ont trouvé comment contourner l’IA, en supprimant les espaces typographiques dans les insultes par exemple…
Donc on fait un point avec Netino, et on découvre l’étendue des astuces pour contourner la modération automatique… On stoppe alors immédiatement la validation automatique, car, à ce moment-là, le site était modéré par l’IA à hauteur de 68% vs à 32% humaine, et Netino reprend le compte manuellement. Et là évidemment, le taux de rejet explose.
On s’est par exemple rendu compte qu’il y avait un top 5 de trolls, qui postent 400 commentaires sur une semaine… que l’on rejette à 80%.
En 2022, avant septembre, le taux de rejet était d’environ 13%. Après fin septembre et le changement de méthode, principalement manuelle, on monte à 40% de commentaires rejetés.
Avez-vous hésité à fermer totalement cette fonctionnalité ?
Évidemment ! Je pense que tout média qui a un espace de commentaire se pose cette question : à quoi ça sert au fond ces commentaires ? Car quand tout dérape comme ça, leur mission de base n’est pas respectée.
Et puis finalement, vous décidez de les garder…
Oui. Deux axes se sont dégagés :
- l’axe éditorial : on veut laisser ses lecteurs s’exprimer. On veut garder ce lien, c’est dans l’esprit de L’Obs ;
- l’axe marketing : les commentaires permettent de faire revenir les lecteurs, d’augmenter la fréquence de visite, donc l’engagement. Ce sont des métriques importantes pour le business.
On a décidé qu’on voulait “élever le débat”. Et donc on a décidé de conserver le débat !
D’un point de vue marketing, à quoi servent les commentaires ?
Bien sûr, on sait que quand un lecteur crée un compte, c’est un premier signe d’engagement. Donc cela avait bien du sens au départ, de réserver les commentaires aux inscrits, et de s’en servir comme outil marketing pour mener vers l’abonnement.
On a des objectifs forts autour de notre future refonte du site, de rétention et de fidélisation. On veut que nos lecteurs abonnés portent l’Obs, en numérique précisément. Le print a sa popularité. Sur le numérique, c’est plus compliqué. Si on ne fait rien pour engager nos abonnés numériques, via les commentaires, les newsletters, d’autres fonctionnalités, on va avoir une érosion de l’audience, une érosion de l’engagement… des lecteurs volatiles en fait.
Conserver les commentaires sert donc aussi notre stratégie marketing.
Qu’avez-vous construit alors ?
On a donc décidé de créer un espace dédié à la discussion, en dehors des articles. Avant, les commentaires étaient placés à la suite du papier. Un espace à part, c’est plus simple, plus clair, visible à tous. Comme un cocon de contributions, qui vise à créer un espace respectueux. Tout le projet était complexe, tant d’un point de vue technique que produit, mais c’était hyper intéressant de travailler avec mon équipe pour définir le bon parcours utilisateur et le bon message afin de permettre de retrouver un “safe space.”
On a donc créé, en parallèle de l’article, cet espace de contribution, dans une nouvelle page. On a posé des nouvelles règles pour les utilisateurs :
- avant de commenter, vous avez besoin d’une signature ;
- si vous changez de signature, ce sera répercuté sur tous vos anciens commentaires ;
- et on a établi une charte avec notre service juridique. L’idée c’est « vos commentaires vous engagent, mais nous engagent aussi, donc c’est normal que ça ne soit pas complètement anonyme ». C’est une charte avec des questions, comme “Quels types de propos seraient proscrits ?”, elle est accessible ici.
Nous avons aussi revu les commentaires en cascade, où l’on pouvait répondre à une réponse de réponse, et ainsi de suite. On a supprimé cette fonctionnalité : elle n’apportait rien et complexifiait le parcours.
Comment a été accueilli le nouveau système par vos lecteurs ?
Globalement, projet super bien accueilli. Les premiers commentaires après la refonte étaient très positifs, on a eu beaucoup de félicitations et de remerciements. Les gens disaient « Belle évolution, on est contents. »
Pour l’annonce, on s’était adressé à tous nos abonnés, – même les non-optin – par deux biais différents :
- un e-mail qui annonce le changement
- et la directrice de la rédaction Cécile Prieur l’a mentionné dans sa lettre mensuelle aux abonnés
Par contre, on ne s’est pas adressé aux inscrits « gratuits ». Nous n’avons prévenu personne qu’on supprimait leurs commentaires… même si on a hésité.
L’Obs fait partie du groupe Le Monde, titre pour lequel tu travaillais auparavant. Est-ce que les systèmes de commentaires du Monde et de L’Obs sont identiques ?
Pas exactement, non ! Au Monde, on avait des problèmes similaires, mais on avait décidé de réserver la lecture également aux abonnés. Ce n’est pas le cas sur L’Obs, où tout le monde peut lire ce qui a été posté, mais seuls les abonnés payants peuvent publier un commentaire.
Les chiffres Avant la refonte (ouvert aux inscrits) : il s’agit de la moyenne des 3 derniers mois avant refonte soit novembre, décembre, janvier - 27 000 commentaires reçus en moyenne par mois - 622 commentateurs en moyenne par mois - 23,7% de taux de rejet - 5% modération IA (sur les rejets automatiques uniquement) / 95% modération humaine Après refonte (du 21/02 au 20/03) : - 4 374 commentaires reçus - 444 commentateurs abonnés - 13,4% de taux de rejet (un peu élevé du fait de l’actualité) - 3% modération IA / 97% modération humaine
Dernier point : comment avez-vous géré l’historique des commentaires déjà publiés ?
À l’Obs, on s’est dit que nos commentaires n’apportaient rien, encore plus depuis la campagne de trolls de septembre. Donc juridiquement, on a validé qu’on pouvait se servir de cette refonte pour remettre les compteurs à zéro. On a conservé les bases sur les serveurs, pour des raisons légales, mais en front y’a plus rien, on a fait table rase du passé. Et on n’a pas eu de problèmes d’URL supprimées, puisque les commentaires étaient chargés dans la page de l’article.