Réussir est un groupe de presse agricole, dont le modèle économique - comme tant d'autres ! - reposait historiquement sur la publicité papier. Bien sûr, des ambitions digitales ont commencé à naître au début des années 2000, mais il aura fallu une pandémie pour provoquer un choc de digitalisation, porté par son directeur de l'époque Thibaut De Jaegher et aujourd'hui orchestré par Yoni Benaim, son directeur digital. Ensemble, ils ont accepté de répondre à ce projet d'interviews croisées. Mon idée : faire raconter aux big boss le contexte business et la vision à l'origine d'un gros projet numérique, et écouter la ou le manager opérationnel(le) retracer son déroulé concret. Thibaut est dans sa voiture, et nous entendons par intermittence le bruit de ses clignotants. Yoni, lui, est au calme à son bureau. Tous les micros fonctionnent parfaitement : l'interview peut commencer…
Thibaut, Yoni, bonjour ! Pouvez-vous nous présenter votre groupe Réussir ?
Thibaut : Réussir est un groupe de presse dont l’ambition est de nourrir la performance des professionnels de l’agriculture et de l’alimentaire en leur apportant des informations à haute valeur ajoutée. Basés à Caen (où est notre siège social), Paris et Bruxelles, nous étions historiquement considérés comme un groupe de presse papier : nous nous sommes transformés ces dernières années pour devenir un groupe d’information professionnelle éditant des médias et des services numériques spécialisés. Nous sommes 110, et notre but c’est de rendre un service à nos lecteurs, de leur être utile dans leur job, via notamment nos supports numériques.
Yoni : Oui, on avait une grosse feuille de route de digitalisation. Nous étions effectivement très centrés sur la pub papier, et ces dernières années nous avons essayé de remettre l’abonnement digital au centre en développement des services d’information.
Mon job en tant que Responsable numérique & data, c’est de rendre la vie la plus simple possible à nos utilisateurs.
Comment avez-vous démarré ? On ne lance pas une offre d’abo en un jour, si ?
Récupérer l’adresse e-mail de vos lecteurs est au cœur de votre stratégie…
Yoni : Oui, depuis 2021, nous avons mis tous nos contenus derrière un registration wall, on demande l’adresse e-mail pour débloquer l’accès à l’article.
Thibaut : On a beaucoup appris sur ce sujet grâce à la start-up Commoprices, spécialisée dans le suivi des matières premières, que l’on a rachetée en 2018 et développé jusqu’en 2022. Nativement, elle imposait aux utilisateurs de se loguer pour tester la plateforme. Résultat : pour conquérir des abonnés, nous n’avions qu’à sélectionner les leads ! Du coup, on s’est mis en tête de mettre en oeuvre la même stratégie sur notre activité historique.
Yoni : Ce qui a vraiment changé notre rythme, c’est le lancement d’un registration wall dynamique avec Poool fin 2022. Avant, environ 200 comptes gratuits étaient créés par mois. Dès que Poool Access a été lancé, on a fait un bond, avec un pic à 1500 comptes créés en mars 2023, et maintenant on se stabilise à 700-800 comptes validés par mois.
Vous ne demandez que l’adresse mail. Comment vous assurez-vous que ces comptes sont bien des professionnels réels ?
Yoni : Effectivement, pour faciliter la vie du lecteur, on ne demande que l’adresse mail. Classiquement, la validation du formulaire (qui est directement dans le wall) déclenche l’envoi d’un e-mail de bienvenue, qui demande à l’utilisateur de cliquer sur un lien pour valider son compte. C’est ce chiffre de comptes « validés » que je vous partage.
En 2023, un peu moins de 11 000 comptes validés ont été créés. Environ un tiers des adresses e-mails déposées dans nos regwalls deviennent des comptes validés. Le reste, ce sont de fausses adresses, ou des membres qui ont déjà des comptes et qui tentent de s’identifier via le registration wall.
Comment avez-vous paramétré ce registration wall ? Est-ce qu’il y a des versions qui fonctionnent mieux que d’autres ?
Thibaut : Au lancement, nous avons voulu aller très vite pour le sortir avant le Salon de l’Agriculture en février, qui est un vecteur d’audience très fort pour nous.
Yoni : Nous avons donc mis le même wall partout, sauf un A/B test où l’on demande à l’utilisateur ses centres d’intérêt pour nourrir notre connaissance prospect.
Nous avons 10 titres, chacun portant sur un secteur particulier (Bovins, Céréales, Apiculture, etc.) Connaître le champ d’expertise et d’intérêt de nos prospects est capital pour leur proposer le bon abonnement à la bonne revue !
Et sur vos articles gratuits, vous avez déployé une stratégie de registration également ?
Yoni : Oui, sur les articles gratuits, on demande aussi l’adresse e-mail après 2 ou 3 articles lus librement. Le wall, par contre, est non bloquant ici.
Pourquoi c’est important pour vous d’avoir une audience loguée ?
Yoni : C’est un peu la théorie de l’engagement…
A partir du moment où le lecteur est connecté, sa consommation de contenus devient beaucoup plus forte. Par exemple, on observe une baisse drastique du taux de rebond : on passe de 70% de taux de rebond à 15% quand la personne est identifiée !
Les durées de session passent elles de 1’20 (non-logué) à 7’61 pour les connectés !
Côté pages vues, c’est 1,4 PV/session pour les anonymes, et 5,6 PV/session chez nos membres… La démonstration est facile !
Comment cette part d’audience loguée a évolué chez Réussir ?
Yoni : Fin 2022, nous étions à 4% des pages vues qui étaient faites par des membres identifiés. En cette fin 2023, on a atteint 10%. Mais on n’a pas fini de progresser…
Pouvez-vous nous expliquer comment cette stratégie d’embasement de membres gratuits nourrit votre recrutement d’abonnés payants ?
Yoni : Concrètement, la création de compte génère automatiquement l’inscription à la newsletter de son univers…
Thibaut : Et pour mieux connaître notre prospect, nous avons racheté récemment une entreprise de marketing direct, qui avait en base beaucoup, beaucoup d’informations sur notre cible : les 380 000 agriculteurs français !
Yoni : Ensuite, nous enrichissons le profil de chaque nouveau membre en faisant un rapprochement avec les bases de cette boîte de marketing direct. Ceux qui sont connus, on peut ainsi les qualifier assez vite grâce à cette base existante (notamment ceux qui ont changé d’activité, ce qui est assez courant dans le monde de l’agriculture !)
Puis nous avançons dans le tunnel de conversion avec des actions de marketing direct qui font la promotion de l’abonnement (avec des offres type Black friday, nouvel an, etc.) et du phoning.
Comment se portent vos abonnements payants ?
Thibaut : Depuis trois ans, nous avons retrouvé de la croissance. Il y a de moins en moins d’agriculteurs en France mais nous, nous captons de plus en plus d’abonnés ! Deux leviers pour cela : la qualité de nos contenus en cherchant à être utile aux agriculteurs et une connaissance client plus fine qui nous permet de pousser des “paniers” complémentaires à nos abonnés historiques.
Yoni : Avant l’existence de ce portail, 100% de nos abonnements étaient papier ou presque. L’abonnement comprenait certes une newsletter premium et un accès au site web associé, mais c’était le seul produit digital. Aujourd’hui, notre portefeuille compte environ 12% d’abonnés numériques. Ce n’est pas encore beaucoup, mais on développe l’offre digitale petit à petit.
Est-ce que le fait de récolter toutes ces données sur vos prospects nourrit également votre stratégie publicitaire ?
Yoni : Oui, effectivement ! Pouvoir proposer des affichages de publicité ciblés permet évidemment d’offrir à nos annonceurs des contextes plus qualitatifs, plus efficaces… et donc de la vendre plus cher.
Les annonceurs veulent également plus de ciblage, plus fin, plus niche. Sur notre marché, l’affinitaire est très très important et c’est d’ailleurs l’ADN de Réussir. Nous ne sommes pas un généraliste de l’agriculture, nous proposons un ciblage très fin, avec des opérations qui peuvent aller jusqu’à donner aux annonceurs des leads très chauds que l’on a identifié notamment via nos contenus..
Le registration wall nous permet aussi de repérer les habitudes de consommation. Un agriculteur abonné à notre titre « Bovins viande » qui se retrouve souvent sur des pages Céréaliers, ça nous interpelle. Sans cette connaissance, nous n’aurions pas vu que cet abonné pouvait s’intéresser très fortement à un deuxième sujet, pour nous c’est une opportunité de lui augmenter son panier moyen, en lui vendant un abonnement supplémentaire…
Récolter des datas c’est important, mais il faut bien des gens pour les trier et les comprendre… Comment faites-vous pour les traiter et les rendre activables ?
Yoni : On est sur un marché B2B fini, dans le sens où il y a 380 000 agriculteurs en France et c’est tout. C’est beaucoup mais pas tant non plus. Donc les masses restent gérables, elles sont traitées par notre service abonnement qui compte 10 personnes.
D’un point de vue outils, nous avons construit un tableau de bord BI assez complet. Cette grosse matrice nous donne, à l’utilisateur, sur une plage donnée, les sujets sur lesquels le prospect ou l’abonné est allé se renseigner. L’indicateur essentiel est le nombre de pages vues consommées sur chaque sujet :
Ce tableau nous permet par exemple de très facilement identifier les comportements de chacun, et de saisir les opportunités de vente d’abonnement ou d’upsell. Et même d’éviter le churn en suivant la baisse de consommation. C’est tout l’intérêt de récolter de la donnée, bien l’exploiter pour vendre des abonnements supplémentaires !
En vous lançant fortement sur la registration, avez-vous craint une baisse d’audience ?
Yoni : On a craint bien sûr la baisse d’audience, mais finalement il ne s’est rien passé : ni côté SEO, ni côté webperfs.
La question de fermer les articles s’est bien sûr posée en interne, donc on a du réaffirmer à notre équipe où allait l’histoire. L’objectif est de valoriser nos contenus et donc l’expertise de nos équipes !
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