L’ARPU, un indicateur pas vraiment fiable

©Illustration by Aurélie Garnier
L’ARPU : l’un des KPIs les plus suivis et les plus appréciés des équipes marketing e-commerce quel que soit le secteur. Il faut dire que ce ratio a les deux avantages d’être facilement calculable et d’avoir une signification bien concrète... Mais est-il vraiment fiable pour calculer la santé économique d'un site d'information ? Rien n'est moins sûr. Démonstration.

Un petit rappel pour ceux qui rentrent de vacances : l’ARPU se calcule en prenant le chiffre d’affaires sur une période divisé par le nombre total d’utilisateurs. Ainsi, il représente le revenu moyen généré par un utilisateur. Très utile sur les sites de e-commerce pour calculer le panier moyen par client. Par exemple, pour un site comme Amazon, il permet de savoir combien une personne qui utilise la plateforme va dépenser en moyenne par mois. Dans le cas d’un site accessible que par abonnement, comme Netflix, l’ARPU permet de calculer l’abonnement moyen payé par un utilisateur et de voir si les différentes offres proposées correspondent bien à la demande. On voit aussi que grâce à l’ARPU, il est facile ensuite de faire des projections de chiffre d’affaires en fonction des estimations futures d’audience.

L’utilisation de l’ARPU s’est tellement généralisé qu’il est aussi devenu un indicateur clé pour le secteur des médias digitaux à tel point qu’il est souvent sujet de discussion entre gens de la profession qui aiment bien comparer leurs ARPU afin de démontrer leur bonne santé.

Sauf qu’il y a un biais énorme pour les médias… Le principe de l’ARPU ne fonctionne que s’il y a une corrélation entre le deux nombres du ratio, sinon il ne veut pas dire grand chose. Or, dans les médias, les revenus sont bien indépendants des audiences. 

Revenons aux bases

Je vous vois déjà recracher votre café, donc je m’explique. Pour un site totalement fermé et qui nécessite un abonnement pour se connecter, l’ARPU a du sens (Médiapart, La lettre A, Les Jours…) et constitue une représentation exacte du revenu moyen par utilisateur. En revanche, sur un site dépendant largement du modèle publicitaire, c’est là que les choses se compliquent.

Déjà, il faut se mettre d’accord sur le terme “utilisateurs”. Sur un site accessible gratuitement, l’utilisateur est l’équivalent d’un visiteur unique. Cependant pour le reste du papier, je vais préférer utiliser la donnée des visites. On sait tous qu’il y a un gros biais sur les visiteurs uniques “anonymes” du fait de la non conservation des cookies. Donc je vais prendre pour la formule de l’ARPU : Revenus sur un mois / visites sur le mois. Notez que ça ne change en rien le raisonnement et qu’on pourrait prendre les visiteurs uniques à la place ou les pages vues. D’ailleurs à noter que j’ai déjà vu les trois différents cas chez différents médias, ce qui rend caduque toute comparaison avec son voisin puisqu’on ne compare pas la même chose.

Mais reprenons.

Maintenant que nous avons défini le dénominateur (les visites), occupons nous du numérateur (les revenus). Dans le cas d’un modèle gratuit (ou mixte), il s’agira essentiellement de revenus publicitaires. Même si les régies ont toujours su compliquer les choses (Gré à gré, programmatique directe et indirecte, Open Auction…), nous allons diviser les revenus publicitaires uniquement en deux parties : les revenus négociés par la régie directement et les revenus indirects (tout ce qui n’a pas été négocié en amont).

Comme je le disais plus haut, les revenus de la régie ne sont pas corrélés aux audiences. Pour se faire, il faudrait que le taux de remplissage des sites par les régies soit de 100% Or ce n’est jamais le cas comme nous allons le voir.

Focalisons nous un peu sur ce taux de remplissage. Il s’agit donc du pourcentage d’espaces publicitaires sur le site vendus par rapport à l’inventaire total disponible sur le site. Déjà un taux de remplissage de 100% est impossible pour les raisons usuelles : adblocks, refus de tracking via la CMP, mauvaise connexion internet qui empêche la pub de se charger… 

Donc le taux maximal atteignable est compris entre 60% et 70%. Ensuite, il y a la partie remplie effectivement par la régie et celle remplie par le “non vendu”, communément appelé le programmatique indirect.

Plus le site vendu par la régie a une énorme audience, plus le taux de remplissage sera faible. C’est simple, les arbres ne montent pas au ciel et même si les régies signent des contrats de campagnes publicitaires autant qu’elles le peuvent, quand un site fait des centaines de millions de pages vues par mois avec deux à trois formats publicitaires, on comprend facilement qu’il est pratiquement impossible pour les commerciaux de tout remplir. De plus, les annonceurs peuvent aussi ne pas vouloir diffuser leur campagnes sur certaines rubriques pour se concentrer sur d’autres.

Donc même si aucune régie ne donne son taux de remplissage, personne n’est dupe, le taux de remplissage tourne au mieux autour de 30%, le reste étant rempli par de l’indirect avec un CPM bien moindre, de cinq à dix fois inférieur selon la qualité du site.

(Pour rappel le CPM, ou « coût pour mille », correspond au prix payé par un annonceur pour afficher mille fois sa publicité sur un site.)

Passons aux exemples

Supposons un site avec une énorme audience de 100 millions de visites par mois et un taux de remplissage élevé à 25% et qui génère 500K euros de revenus par la régie par mois. On va ajouter 100K euros de plus par l’indirect.

Donc son ARPU est de 600K / 100M = 0,006 euros par visite.

Maintenant, supposons une grosse crise au sein de ce média et l’audience baisse de moitié (rien que ça). Est ce que les revenus baissent d’autant ? Certainement pas.

Comme le taux de remplissage était initialement de 25%, si la régie vend autant de campagnes publicitaires, le taux passera à 50% pour un même chiffre d’affaires de 500K euros. En revanche, il n’y a plus beaucoup d’inventaire disponible pour l’indirect qui va lui passer à 50K euros.

Donc son ARPU devient : 550K / 50M = 0,011 euros par visite.

Donc si on ne regarde que l’ARPU, on peut sortir le champagne. Celui-ci a presque doublé. Sauf que dans la vraie vie, les audiences se sont effondrées.

Maintenant supposons un événement exogène comme par exemple le fait que la plupart des annonceurs décident finalement d’investir davantage sur les sites retail et plateformes sociales plutôt que sur les sites de presse (toute ressemblance avec la réalité serait purement fortuite). 

Donc l’audience reste stable dans ce cas de figure à 100M de visites par mois et le taux de remplissage diminue de moitié à 12% pour 250K euros de CA. Il y a donc plus d’inventaire pour du programmatique indirect qui lui augmente à 200K euros.

Calculons l’ARPU : 450K / 100M = 0,0045€

Alors là, il a effectivement diminué mais pas de façon linéaire. On peut se dire que dans ce cas l’ARPU est un bon indicateur puisqu’une visite génère en effet moins de revenus. Branle-bas de combat dans les étages, il faut améliorer son ARPU pour retrouver les niveaux d’avant !

Et bien j’ai une solution simple pour le mois suivant: écrivons moins d’articles ou alors de moins bonne qualité. En d’autres termes, faisons chuter les audiences de moitié comme dans notre exemple précédent. Le CA de la régie reste à 250K euros (puisque le taux de remplissage est bas, il y a de la place pour garder le même CA), l’indirect va baisser de moitié à 100K.

Après toutes ces bonnes actions éditoriales notre ARPU est de 350K / 50M = 0,007€. Parfait, on peut se féliciter, il n’a jamais été aussi bon alors que les audiences et les revenus se sont effondrés.

Évidemment, j’ai un peu simplifié et exagéré, mais on voit ici que l’ARPU n’a de sens qu’à l’instant T où on le calcule. S’il est ensuite en hausse ou en baisse, cela ne signifie nullement que les affaires sont bonnes et inversement.

Approfondissons un peu

Le principal reproche que l’on pourrait faire à mon raisonnement est sur le taux de remplissage. Depuis tout à l’heure on considère que le site n’est rempli qu’à 30% et qu’il y a une majorité d’invendus. Cependant, souvent les régies remontent que les inventaires sont remplis et qu’elles n’arrivent pas à délivrer les campagnes. On l’a tous vécu. Pourquoi ?

Comme dit précédemment, il s’agit surtout du fait que les annonceurs vont souvent focaliser sur certaines rubriques plus attrayantes que d’autres et pour des raisons bien compréhensibles. On préfère annoncer sur un environnement safe comme du lifestyle ou de la parentalité que sur des rubriques plus à risque traitant du conflit israélo-palestinien.

Donc certaines rubriques d’un site vont se retrouver pleines et d’autres peinent à se remplir de publicité. 

Si on focalise notre ARPU sur une rubrique avec un taux de remplissage au maximum (hors adblock et autres joyeusetés citées plus haut), l’ARPU fonctionne car la corrélation revenus avec les visites est parfaite. Si les audiences montent, on délivre plus de pubs et inversement. 

En revanche pour notre rubrique qui traite des guerres et où aucun annonceur ne veut aller, les revenus vont rester désespérément vides. L’audience aura beau tripler ou diminuer de moitié, il n’y aura aucun impact sur les revenus et l’ARPU n’aura alors aucun sens (car il augmentera au fur et à mesure que les audiences baissent)

Une conclusion qui n’a rien à voir avec l’introduction

Donc clairement l’ARPU n’a un intérêt que dans des cas particuliers où les rubriques sont remplies à 100% par de la publicité vendue par la régie. 

Mais finalement on vient de répondre à une question qu’on ne se posait pas au début du papier : comment choisir s’il faut mettre un article en gratuit ou sous paywall ? 

C’est une lapalissade mais disons le : si une rubrique génère beaucoup d’audience mais attire peu d’annonceurs, clairement le paywall est de rigueur. 

En revanche, pour les rubriques à fort potentiel d’audience et de publicité (le lifestyle, le sport, la culture…) il vaut mieux clairement laisser les articles en gratuit. En les mettant sous paywall, ils sont moins visibles sous Google Discover (qui favorise les articles sans paywall) donc on se prive d’une grosse partie de l’audience et donc des revenus. De plus, même si la stratégie d’une marque est l’abonnement, il faut bien qu’ils viennent sur le site pour le connaître, s’habituer à l’utiliser et même le saint graal : télécharger l’application. Et ensuite, il y a un boulevard pour convertir l’utilisateur en abonné.

On pense souvent et à tort qu’un article en gratuit est moins bon qu’un article abonné car la qualité se paie. Mais en vrai, un article gratuit (et intéressant, composante essentielle) a l’avantage de ramener un CPM élevé (puisque vendu par la régie et non pas en programmatique indirecte), être une belle porte d’entrée pour une fidélisation de l’utilisateur et donc, finalement, sera le premier pont vers l’abonnement.

Et la vraie conclusion

Pour ceux qui se sentent floués par ma conclusion, je finirai en disant qu’heureusement les entreprises de presse ne suivent pas que l’ARPU, mais aussi simplement le chiffre d’affaires et les audiences séparément qui sont naturellement de bien meilleurs indicateurs.

Après on pourra rétorquer que l’ARPU sert surtout pour comparer avec son voisin sans donner ses chiffres de revenus. En effet, sauf que les audiences des sites sont publiques via  l’ACPM, et donc il n’est pas bien difficile de retrouver les revenus…