Comment développer son média de marque grâce à sa communauté ?

Bonne question, mais elle est mal posée. Si vous voulez que les gens vous aiment et vous aident, il faut d’abord être généreux. Et mettre sa communauté (et les valeurs qui l’animent) au coeur de votre business, pas de votre marketing. Au risque de vous remettre en question jusque dans vos pratiques. Vous êtes prêts ?

Benoît Raphaël est un entrepreneur, écrivain, conférencier et journaliste, spécialiste de l’industrie des médias et de l’intelligence artificielle. Il est le fondateur de Flint.media, un service de newsletter intelligent.

En 2019, j’ai commencé à écrire une newsletter à mes utilisateurs. Je ne savais pas trop où j’allais avec ça. A priori je ne gagnerais clairement d’argent en proposant du contenu gratuit à mes abonnés, et je ne risquais pas non plus de gagner de nouveaux utilisateurs grâce au référencement ou aux réseaux sociaux. Tout se passait entre eux et moi, via une lettre envoyée le dimanche qui les invitait à réfléchir sur leur fatigue informationnelle, problème que nous essayions de régler avec notre startup Flint, une plateforme d’intelligence artificielle dédiée à la veille d’informations. On ne pouvait même pas s’inscrire à cette newsletter, il fallait déjà être inscrit comme utilisateur de la plateforme. J’avais a priori tout faux. Mais j’adorais l’exercice, et mes abonnés aussi.

4 mois plus tard, nous avions besoin de passer à la vitesse supérieure avec Flint, et de lever un peu d’argent pour développer de nouveaux services en ligne, notamment pour les entreprises. Comme je ne savais pas trop comment faire, j’ai posé la question aux 15.000 abonnés à ma newsletter gratuite. Devant leur enthousiasme, je leur ai envoyé un business plan raté de 50 pages (soit deux bonnes heures de lecture). 4000 personnes ont ouvert le mail, 500 ont lu cet interminable texte, et 50 l’ont corrigé de fond en comble. 3 mois plus tard, je proposais à ma nouvelle communauté d’investir dans la société. Je comptais lever 200.000€, et je voulais le faire avec eux. Sauf que le jour où je comptais appuyer sur le bouton, catastrophe : le gouvernement décidait d’ordonner le confinement dans tout le pays pour contre la pandémie. J’ai donc mené ma campagne tout seul, depuis ma chambre, avec pour seule arme un mac et une newsletter. Quatre mois plus tard, Flint levait 300.000€ auprès de 600 de ces 15.000 abonnés à la newsletter. Mais ce n’est pas tout !

Comme la vie d’entrepreneur est remplie de quelques bonnes et de beaucoup mauvaises surprises (enfin surtout la mienne), nous nous sommes retrouvés un an plus tard en grande difficulté financière, rapport à notre business plan un tout petit peu trop optimiste. Hum. Rouge de honte, j’ai donc à nouveau envoyé un mail à ma communauté et je leur ai expliqué la situation. Je leur ai donné tous nos chiffres, notre budget et nos résultats. Je leur ai ensuite expliqué que nous avions besoin de trouver rapidement des nouveaux clients pour notre service par abonnements. 3 mois plus tard, la communauté de Flint nous avait obtenu 120 rendez-vous avec de hauts profils, générant 100.000€ de chiffre d’affaires supplémentaires.

Cette histoire parle d’un projet relativement confidentiel si on le compare à d’autres marques. Des entreprises dont les enjeux, allez-vous me dire, dépassent le stade de la newsletter sympa envoyée à une poignée d’abonnés super engagés. C’est un peu comme si un géant de l’agro-alimentaire demandait conseil à un petit paysan bio, voyez-vous. En général on aime bien le mettre en photo sur la boîte, mais rarement appliquer ses méthodes.

Alors laissez-moi vous raconter trois autres petites histoires de paysans bio du monde impitoyable de l’Internet qui sont devenus grands grâce à leur communauté. J’ai appris des choses surprenantes en les observant. J’en ai même une qui plaira à Sandrine Rousseau et à Fabien Roussel (si vous avez raté ce débat de haut niveau, c’est ici): on peut venir chatouiller les géants de son secteur en créant une communauté du barbecue.

En 2007, deux étudiants, Benoît Wojtenka et Geoffrey Bruyère, décident de lancer un blog accompagné d’une newsletter pour aider les hommes à faire un peu plus attention à la manière dont ils s’habillaient. Vous ne vous en souvenez peut-être pas, mais à l’époque c’était vraiment nécessaire, même à Paris. Pour un mec, bien s’habiller consistait à acheter une marque chère, si possible en soldes et avec le logo de la marque bien en vue sinon à quoi bon dépenser 200€ ? Dix ans après, “Bonne Gueule” générait plusieurs millions d’euros de chiffre d’affaires, recrutait 45 personnes et ouvrait 5 magasins de vêtements partout en France. Comment en sont-ils arrivés là ? Eh bien ils ont fédéré une communauté apprenante. Pendant des mois ils ont donné. Ils ont appris à leur communauté à faire attention aux matières, aux couleurs, à leur budget et à l’écologie. Petit à petit ils ont aussi publié les conseils et les guides des membres les plus intéressants. Et puis un jour, ils se sont dit : et si on faisait nos propres fringues en appliquant tous ces principes ? Carton total. Ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est que s’ils avaient ouvert leurs magasins plus tôt, ils n’auraient attirés que 3 hipsters parisiens en quête de nouveauté. Entre-temps ils ont éduqué leur audience à être plus exigeants en matière de mode. Et c’est leur générosité, leur transparence totale (chaque année, le duo d’entrepreneurs faisait le point en vidéo live sur leurs finances et leurs doutes), leurs valeurs et leur gentillesse qui ont fait la différence. On dit que la gentillesse n’aide pas à gagner de l’argent. Sauf quand on part de zéro et qu’on bâtit son modèle autour de sa communauté.

Il y a 20 ans, dans la jolie campagne de Lozère, une famille décidait de lancer un site de ventes d’huiles essentielles. Aux commandes papa Vausselin, et ses deux filles, Anne et Valérie, alors étudiantes. La famille installe son laboratoire dans le Vaucluse, où la confection et la commercialisation des huiles essentielles restent artisanales. En 2019, la petite affaire générait 60 millions d’euros de chiffre d’affaires et en 2021, elle était rachetée plusieurs centaines de millions d’euros par le groupe Eurazéo. Comment la famille Vausselin a-t-elle réussi cet exploit ? En créant une communauté apprenante. En 2006, ce ne sont pas les géants du numérique qui font découvrir la marque au grand public, mais un bouche-à-oreille sur Internet qui fédère une communauté d’accros : les AZA (pour Aroma-Zone Addicts), séduits par les valeurs écologiques de la marque et le côté “Do It Yourself” (à faire soi-même). Aroma-Zone organise des ateliers pour apprendre à fabriquer ses propres produits de beauté. Et bientôt c’est la communauté elle-même qui dispense ses conseils sur le site, le transformant en joli média bordélique, mais bien référencé. Des magasins physiques sont alors ouverts à Paris où l’on doit jouer des coudes pour accéder au produit.

En 2014, Traeger Grills n’avait rien d’un blog de passionnés lorsqu’elle a été rachetée par l’entrepreneur Jeremy Andrus. L’entreprise américaine, inventeur des barbecues au feu de bois, avait déjà 27 ans, et générait 70M$ de revenus. Mais elle stagnait, était quasiment inconnue du grand public et n’avait pas de département marketing. 8 ans après, son chiffre d’affaires avoisinait le milliard de dollars. En discutant avec les clients, Jeremy Andrus a été vite fasciné par la passion qui les animait lorsque l’on évoquait la marque. Il s’est dit “il y a quelque chose à faire”. Lui-même n’avait jamais touché un barbecue (”C’est mon épouse qui gérait les grillades”). Mais il s’est vite pris de passion. Aujourd’hui, 80% des clients de Traeger viennent du bouche-à-oreille. Traeger peut se targuer d’être la marque de grillades la plus suivie sur les médias sociaux, avec 1,6 million d’adeptes sur Facebook, Instagram et YouTube et quelque 350 000 messages générés par les utilisateurs sur les canaux sociaux, notamment Twitter.

« Au bout du compte, ce n’est pas le produit qui fait vendre”, explique Andrus, “c’est une expérience qui fait que les gens se sentent bien. Ce que la plupart des gens aiment dans les grillades, c’est que c’est une activité”, un mode de vie. “C’est une pause récréative dans la folie de la vie ». 

Traeger a fait de la promotion du mode de vie leur priorité. Sur les médias sociaux, sur leur site Web et par le biais de vidéos et de grillades innovantes et testées par les consommateurs, ils soutiennent la communauté en partageant chaque année des centaines de recettes centrées sur Traeger et en encourageant leur participation.

A son niveau, Traeger a rejoint des marques communautaires iconiques comme Légo ou Nike en mettant la question du mode de vie et de la passion au coeur de son expérience.

A propos de Nike, d’ailleurs, il est intéressant de noter que la stratégie communautaire de la marque n’est pas apparue par hasard sur le powerpoint coloré d’un responsable marketing. Nike a été créée en 1971 par un athlète, Philipp Knight, et son coach, Bill Bowerman. Bill a fait des recherches sur le jogging en tant qu’exercice et s’est fait connaître comme l’homme qui a réinventé le jogging en Amérique dans les années 1970. Il a vu comment le jogging pouvait faire partie d’un programme de remise en forme et a commencé à écrire des articles à ce sujet. Il a ensuite écrit un livre de 90 pages sur le jogging avec un cardiologue, qui est sorti avant les chaussures. Le mojo des deux fondateurs : nous ne lançons pas une marque de chaussures, nous lançons un mouvement. En plus d’habiller ses clients, Nike fédère aujourd’hui une communauté de millions d’utilisateurs autour de sa marque Nike+ qui utilise ses appareils connectés et ses applications pour rester en bonne santé. Bon, après, moi personnellement je préfère la marque française écolo et éthique Veja, mais c’est une autre histoire…

Du petit blogueur à la marque iconique, quelle que soit la taille de votre business, fidéliser une communauté active peut faire la différence dans le chaos attentionnel actuel. Cela peut même rendre vos salariés plus heureux. À condition de respecter quelques règles. Le magazine Harvard Business Revue en a listé quelques unes. Vous allez voir, ce n’est pas si évident que ça. Surtout pour une grosse marque !

  1. Bâtir une communauté ce n’est pas du marketing, c’est du business. La communauté doit être au coeur de développement des produits de la marque.
  2. Une communauté de marque n’existe pas pour servir la notoriété de la marque, mais pour servir les personnes qui la composent.
  3. Créez la communauté, et la marque sera forte. Et pas le contraire.
  4. Développer une communauté de marque ce n’est pas éviter les conflits, c’est les embrasser pour grandir.
  5. Oubliez les gros influenceurs (même s’ils sont utiles) : les communautés sont plus fortes lorsque chacun joue un rôle.
  6. Les communautés ne se contrôlent pas.

Vous vous sentez prêts ?

Alors laissez moi ajouter trois conseils :

  1. Pour fédérer une communauté il faut du sens, mais vous ne pouvez pas emprunter des valeurs que vous n’êtes pas en mesure d’assumer (n’essayez pas de jouer sur les valeurs écolo si vous êtes une marque qui transforme le pétrole par exemple, suivez mon regard).
  2. Le sens c’est bien, mais la générosité c’est mieux.
  3. Votre première communauté, ce sont vos employés. Eux-aussi ont TikTok et Instagram. Donc commencez par eux et rendez les heureux et fiers.
  4. Soyez transparents. Si vous ne pouvez pas l’être, soyez sincères. Construire une communauté, c’est comme construire une histoire d’amour. Personne ne pardonne le mensonge.
  5. Si vous ne savez pas comment régler un problème, demandez. Les gens adorent qu’on les implique. Et bien souvent, ils ont des éléments de réponse. Et si vous vous plantez, au moins ils ne vous en voudront pas.

Aujourd’hui, comme on dit, tout le monde est devenu média. Et tout le monde se croit communautaire. Or, dans le chaos de plus en plus bruyant et imprévisible qu’est devenue la toile, ou plus rien n’est rare, fidéliser et engager une audience est devenu un jeu épuisant. Pour les marques, devenir média signifiait appliquer les mêmes méthodes que les vrais médias: tenter de capter l’audience la plus large possible via Google, Facebook ou Instagram. Avec pour résultat une perte de valeur considérable. Des millions investis dans la création de contenus sans saveur, poussés par la pub, et venus rajouter du bruit au bruit. Rendant la génération de contenus de plus en plus difficile à rentabiliser.

“Nous sommes passés d’une économie de l’attention à l’économie de l’intention”, analyse Adam Ryan, créateur d’une plateforme de contenus à haute valeur ajoutée. “1000 fans ne veulent pas dire 1000 vrais fans”, écrit-il. Combien vaut 1 vrai fan face à 1000 fans ? Que vaut une personne capable de passer 5 minutes sur un contenu et de s’engager concrètement, contre 1000 autres qui ne passent que 9 secondes à vous lire, posent leur petit pouce levé et vous oublient la seconde d’après ?

Le cabinet McKinsey (qui n’a pas une énorme communauté de fans, vous noterez, mais ce n’est pas ce qu’on leur demande…) a analysé les bénéfices obtenus par les marques qui ont réussi leur conversion communautaire :

  • Plus de 75 % du contenu concernant la marque est généré par les utilisateurs.
  • Le taux d’engagement des influenceurs – c’est-à-dire le pourcentage de spectateurs qui aiment, commentent ou partagent le contenu – est supérieur à 2 %.
  • Plus de 4 % du trafic en ligne est converti en ventes.
  • Les publications liées à la marque, qu’elles émanent de la marque ou d’un consommateur, deviennent virales au moins deux fois par an (déclenchées, dans certains cas, par un soutien marketing).

Qui s’y colle ?