Sacha Morard est CTO et membre du COMEX du groupe Le Monde.
Un CTO (Chief Technology Officer), ou Directeur Technique, est le patron de la technologie d'une entreprise. Il incarne l'innovation et est chargé du développement des technologies adaptées à l'activité de sa société. Il doit principalement aligner la production technique à la stratégie commerciale de l'entreprise. Son rôle varie en fonction de la taille et de la maturité numérique de l'organisation, il va de “lead développeur” dans une petite entreprise, à responsable de plusieurs centaines de techniciens dans une grande entreprise.
Le CTO est un Tech, et ce poste est généralement occupé par un développeur qui a évolué. A ce titre, ses compétences en programmation sont acquises, bien ancrées, et lui servent à piloter les femmes et les hommes de son service. Mais doit-il garder “les mains dans le code” ? Cette question se pose car elle est souvent le fruit de débats dans l'écosystème Tech. Cette question se pose également car le CTO prend une place de plus en plus importante dans les entreprises médias. Ces dernières profitent d'une croissance de leurs activités numériques, si bien qu'elles peuvent désormais se comparer à des startups très avancées technologiquement. Cette question permet de comprendre le rôle du CTO, ce qu'on attend de lui, et ce qu'il attend de lui-même.
Le CTO, un chef comme les autres
Le rôle de chef est souvent l'objet de discussions interminables à la machine à café. “Un chef c'est fait pour cheffer” disait Jacques Chirac – davantage pour justifier son autorité que pour édicter une règle fondamentale de management – et cette maxime nous dessine le portrait d'un grand chef donneur d'ordre, distribuant les commandements à la pelle, un Général.
Dans la Tech, nous préférons l'image du grand chef de cuisine, reconnu pour sa maîtrise et son palais, qui n'hésite pas à passer derrière les fourneaux pour cuisiner, assaisonner, goûter, pour montrer, pour guider…
Un grand chef de cuisine a-t-il encore besoin de cuisiner ? Un chef d'orchestre doit-il encore jouer du piano ou du violon ? Un directeur de rédaction doit-il encore écrire ?
Si ces questions se posent moins, c'est que les réponses sont plus évidentes. En revanche, on se demande encore s'il est normal qu'un Directeur Technique programme encore…
Concédons qu'un manager trop opérationnel peut perturber l'activité de son service. Dans les entreprises, il est préférable de baliser les rôles de chacun, chef compris. Les employés n'espèrent nullement que le chef fasse le boulot à leur place, et inversement. Même si, dans les organisations agiles, un leader n'est rarement qu'un simple donneur d'ordre, il est vrai qu'entre faire et faire faire, il est important de placer le curseur au bon endroit.
La programmation est comme l'écriture, la musique, ou le sport. C'est avant tout une rencontre avec soi-même, une passion. Certains écrivent des lignes de code comme d'autres écrivent des romans ou des partitions, généreusement et éperdument. Ceux qui excellent sont souvent propulsés responsable d'une équipe, puis chef de service, puis CTO. Une fois atteint le poste de direction technique le plus élevé d'une organisation, une question nous taraude : Dois-je arrêter de coder ?
Le CTO, c'est le CEO d'un grand service technique
Un CTO d'une grande entreprise se tient fièrement sur ses deux jambes. La jambe droite, c'est la Tech, la gauche est la Gestion.
La jambe gauche, solide et endurante, est utilisée 90% de sa journée : Répondre à des mails, communiquer, rédiger, assister à des réunions, budgéter, organiser, manager…
Les quelques instants techniques inhérents au rôle du CTO sont la veille et les arbitrages technologiques. Ces moments représentent un petit fragment de l'agenda d'un “Tech Leader” et ne permettent pas un maintien à niveau suffisant. Cependant, lorsqu'il a besoin de sa jambe droite, celle-ci ne peut se montrer plus faible que l'autre, le CTO doit pouvoir compter sur des appuis solides et équilibrés.
La Tech est en mutation constante, des nouvelles technos apparaissent et disparaissent tous les jours, ceux qui ne s'exercent pas auront des difficultés pour comprendre le monde numérique qui les entoure. Même si l'objectif d'un CTO est d'embaucher des techniciens bien meilleurs que lui, il doit tout de même être en capacité de juger les compétences de ses collaborateurs, ne serait-ce que pour les aider à progresser. C'est pourquoi il est important que les CTO restent à jour et continuent d'apprendre aussi rapidement que le marché évolue. Continuer à programmer est une bonne solution pour rester connecté, prêt à bondir.
«Demain, tout sera digital et connecté»
Aujourd'hui, la plupart des objets qui nous entourent sont faits de programmes informatiques et dans un futur très proche, tout sera digital et connecté. Les langages informatiques sont les nouvelles machines industrielles, utilisées partout dans le monde pour construire le monde d'aujourd'hui et de demain. Ces langages deviendront vraisemblablement des langues universelles enseignées très tôt à l'école. Robots, voitures autonomes, voyages spatiaux, assistants, métavers, monnaies virtuelles, révolution énergétique… Le numérique est partout, et nous sommes loin d'imaginer son impact sur nos vies futures. Le scénario de croissance massive de l'industrie digitale n'est pas un fantasme sortie d'une série Netflix, nous y sommes déjà.
Le monde du travail déplace lentement son centre de gravité vers le numérique, et il est fort probable que dans un avenir proche, avoir des connaissances en programmation informatique sera un atout considérable pour obtenir un poste. Par conséquent, il me semble que la question qui se posera prochainement sera : Qui peut encore se permettre de ne pas développer ?
Certaines sociétés l'ont compris et encouragent leurs employés non-techniciens à apprendre à programmer.
C'est le cas de Twilio qui dispense une formation python d'une semaine à tous les nouveaux employés. La société Stripe a créé un programme de formation au développement pour ses employés “non Techs”. Une autre grande entreprise industrielle a également pris ce pari, il s'agit de General Electric. Voici les mots de son PDG il y a quelques années :
« Si vous rejoignez notre entreprise et que vous avez la vingtaine, vous allez apprendre à coder. Peu-importe si vous êtes commercial, financier, ou autres. Vous ne deviendrez pas développeur, mais vous saurez développer »
Ces entreprises considèrent l'apprentissage du code comme un outil qui aide à comprendre le monde qui nous entoure. Mais ne nous trompons pas, c'est également une bonne stratégie pour conduire le changement et réussir sa transition vers la fabrication de produits plus numériques.
Pour conclure, il est difficile d'exiger d'un CTO qu'il développe, car sa mission première n'est clairement pas de programmer, mais de faire en sorte que ses collaborateurs le fassent. Cependant, le code informatique se propage, il est partout, et un jour viendra où la plupart des gens auront au minimum des notions, voire une maîtrise d'au moins un langage informatique.
Il y a quelques années, j'ai eu la chance d'avoir une conversation Linkedin avec Kevin Scott, CTO de Microsoft, à qui j'avais posé la question : Est-ce qu'un CTO doit coder ?
Kevin m'a fait une réponse élaborée, réfléchie, et vraiment unique.
« Je pense qu'il faut coder si vous êtes le CTO d'une entreprise où le logiciel joue un rôle important, ou est important pour les ambitions futures de l'entreprise.
En revanche, votre code ne doit pas être sur un chemin critique (ndlr: les tâches à réaliser qui sont nécessaires à l'achèvement d'un projet).Kevin Scott, CTO de Microsoft
En tant que CTO, vous aurez certainement un ensemble de responsabilités qui sont plus importantes que le code que vous êtes en mesure de produire. Si vous codez sur un chemin critique, vous allez ignorer ces responsabilités que personne d'autre que vous ne peut prendre, et vous ralentirez probablement la production en essayant d'écrire du code que les développeurs actifs pourraient écrire mieux et plus rapidement.
Mais, en tant que CTO, l'écriture du code en dehors du chemin critique – qu'il s'agisse de prototype, POC, de votre projet open source préféré ou de parties non critiques du logiciel « live » de votre entreprise – peut être un moyen extrêmement puissant de rester calibré à la réalité et de nourrir une compassion pour ce que les développeurs vivent.
Pour toutes ces raisons, je pratique ce type de programmation depuis plus d'une décennie maintenant… et aussi parce que je trouve la programmation extrêmement plaisante et relaxante. C'est plus ou moins ma façon de méditer.»