

Lors du World News Media Congress (WAN-IFRA), quatre dirigeant·es de groupes médias – Agora (Pologne), The Globe and Mail (Canada), Malayala Manorama (Inde) et Daily Maverick (Afrique du Sud) – ont partagé leurs priorités pour les deux années à venir. Résilience économique, transformation technologique, défense de l’indépendance : chacun·e ajuste sa stratégie face à des contextes locaux contrastés mais à des défis communs. Voici leurs paris les plus décisifs pour continuer à informer… et à exister.
🇵🇱 Agora (Pologne): Entre héritage, plateformes et paris numériques audacieux
Bartosz Hojka, CEO du groupe Agora, rappelle que la Pologne, 6ᵉ pays européen par la population (38 millions d’habitants), reste un marché publicitaire modeste : 3 milliards d’euros, dont la majeure partie est captée par les grandes plateformes internationales. Les médias locaux, eux, stagnent.
Le groupe Agora naît en 1989 avec Gazeta Wyborcza, premier quotidien indépendant post-communiste. Aujourd’hui, c’est un conglomérat média à la croissance encore active :
- 300 000 abonnés numériques
- 25 marques digitales, 17 millions de visiteurs uniques mensuels
- 19 stations de radio, 8 millions d’auditeurs quotidiens
- 54 cinémas, 12 millions de spectateurs par an
- 50 000 abonnés audio (podcasts)
- 18 millions de personnes atteintes chaque jour
- 2 500 salarié·es
- 350 M€ de chiffre d’affaires annuel, 35 M€ de résultat opérationnel
Le groupe possède aussi 17 000 panneaux d’affichage dans tout le pays, mais se distingue en refusant les formats les plus intrusifs (billboards, panneaux tactiles, etc.). Leur segment le plus dynamique ? L’audio numérique, en hausse de 70 % sur l’année écoulée.
Priorités à 2 ans :
- Accélérer les abonnements numériques
- Développer l’audio digital
- Investir dans la publicité DOOH (digital out-of-home)
… sans jamais compromettre la qualité ni les valeurs fondatrices.

🇨🇦 The Globe and Mail (Canada) : l’indépendance privée, clé d’un modèle durable
Andrew Saunders dirige le Globe and Mail, quotidien fondé en 1844, considéré comme le journal de référence du Canada. Aujourd’hui :
- 10 millions de Canadiens le lisent chaque mois
- Il représente aussi CNN, The Guardian et Hearst via un réseau de régie
- 15 % des revenus viennent encore de la publicité print (en forte baisse)
Le groupe est 100 % privé, propriété de la famille Thomson, ce qui garantit une indépendance éditoriale rare dans un marché de plus en plus concentré. Le contexte canadien est complexe :
- 41 millions d’habitants, PIB 2,4 T$, croissance 1,8 %
- Marché dominé par quelques géants tech
- Service public puissant (CBC)
- Loi C-18 (Online News Act, 2023) : Google a versé 100 M$ à la presse, Meta s’est retiré
- La publicité est passée de 53,5 Mds à 9 Mds $ en 10 ans
Le groupe investit dans l’innovation depuis plus de 10 ans :
- Paywall dynamique dès 2012
- Sophi.io, plateforme IA éditoriale et publicitaire, lancée en 2015
- UX propriétaire pour une relation directe
Priorités à 2 ans :
- Consolider le modèle d’abonnement numérique (reader pay)
- Développer de nouveaux relais premium : événements, voyages, formation
- Continuer à investir dans la tech propriétaire et l’analyse de données
🇮🇳 Manorama Online (Inde) : de l’ancrage local à l’expansion numérique
Mariam Mammen Mathew dirige Malayala Manorama, basé au Kerala (35 millions d’habitants), l’État le plus petit d’Inde mais avec :
- 87 % de pénétration print (vs 35 % nationalement)
- 98 % de pénétration smartphone (vs 65 %)
- 1,7 million d’abonnés
- 5 millions de membres dans la diaspora
Manorama a lancé manoramaonline.com en 1997, avant même Google. Le digital reste pourtant secondaire dans les revenus : le print est toujours dominant.
Le groupe a massivement diversifié son offre :
- 2 chaînes TV, 1 radio, 1 plateforme OTT
- 40–50 publications segmentées selon les âges et intérêts
- Produits éducatifs (Manorama Yearbook, learning platform)
- Produits transactionnels :
- Informatica (mariage)
- Hello Address (immobilier)
- QuickerNow (500 000 PME, billetterie, rendez-vous)
Monétisation : abonnements, pub, microtransactions, événements, éducation.
Stratégie éditoriale : journalisme local à “visage humain”, contenus multilingues (Malayalam + anglais), engagement communautaire (éducation numérique en quartiers).
Priorités à 2 ans :
- Convertir les lectorats print à des usages numériques natifs
- Capitaliser sur les marques existantes pour créer des services payants à forte valeur (matchmaking, éducation, PME)
- Rester hyperlocal et résister à la désinformation virale par la confiance
🇿🇦 Daily Maverick (Afrique du Sud) : réparer un marché structurellement défaillant
Styli Charalambous, cofondateur du Daily Maverick, pose une question stratégique trop rarement formulée : le contexte de marché est-il favorable à un modèle économique durable pour les médias ? En Afrique du Sud, la réponse est clairement non.
Selon ses recherches :
- À effort égal, un média sud-africain obtient 8 fois moins de résultats qu’un média du nord de l’Europe
- Les modèles locaux ont moins de chances de réussite que les marques mondiales
En réaction, il a rédigé un plan national en 18 propositions, bientôt présenté au gouvernement :
- Déductions fiscales pour les abonnés particuliers
- Incitations aux annonceurs (crédits d’impôts)
- Soutien aux dons sans statut caritatif
- Redistribution d’une part des actifs saisis via le journalisme d’investigation
- 3 niveaux de protection : définition d’intérêt public, adhésion au Press Council, redistribution indirecte
Priorité absolue à 2 ans :
- Obtenir un cadre réglementaire national pour financer durablement le journalisme d’intérêt public.
« Le journalisme est un bien public, mais il n’est pas financé comme tel. »
Quatre visions, une même urgence
Qu’ils soient leaders sur leur marché ou en quête de réinvention, ces quatre CEO ont une même ambition : garantir la pérennité du journalisme face aux déséquilibres du marché. Leurs réponses passent par :
- Le renforcement du lien direct avec le public
- La diversification des revenus
- L’adoption intelligente de la technologie
Et, dans certains cas, la réinvention des règles du jeu elles-mêmes.