Quentin Franque enseigne la transformation digitale des médias à Sciences Po Paris. Il s'intéresse au sujet des médias de marque depuis longtemps, et a notamment écrit sur ce sujet ici : "Allons-nous assister à une explosion de rachats de médias par des marques ?" et là pour The Audiencers "Pourquoi lancer un média de marque". Il a également co-animé un webinar avec Poool "Comment lancer son média de marque" dont vous retrouverez le résumé ici. Cet article est extrait du rapport 2023 "DIGITAL CONTENT - Plongée dans le futur des contenus" écrit par Quentin avec Marie Dollé et Benoît Zante, et téléchargeable ici. Utilisez le code AUDIENCERS30 pour bénéficier d'une réduction de 30% sur le prix du rapport.
En devenant des médias, les marques passent du statut de fournisseurs de produits à celui de fournisseurs d’expériences.
“Avec l’acquisition de The Hustle, nous sommes en mesure de mieux répondre aux besoins des grandes entreprises en proposant du contenu éducatif, commercial et technologique dans leurs formats préférés”. Dans le communiqué transmis à la presse et dans un long et passionnant article publié sur le blog de Hubspot, Kieran Flanagan, le VP marketing de l’entreprise, expliquait le choix de racheter la newsletter marketing quotidienne The Hustle, adressée à plus de 1,5 millions de personnes, pour un montant estimé à 27 millions de dollars. Mais Hubspot n’est pas la seule marque à s’emparer d’un média. Ces dernières années, les acquisitions se sont accélérées. Prenons l’exemple de l’industrie du jeu d’argent aux US. Alors que Penn National Gaming faisait l’acquisition de Barstool Sports et de Score Media Gaming, son concurrent DraftKings jetait son dévolu sur VSiN, un réseau de radio de paris sportifs et une chaîne de télévision en streaming. Les raisons derrière ces rachats sont nombreuses, mais se résument simplement : les marques ne peuvent plus vendre leurs produits sans offrir une expérience globale de qualité.
Sans cette expérience de haut niveau, la seule solution pour les marques est d’entrer dans une compétition de prix inextricable, à l’heure où les coûts de production et les coûts d’acquisition explosent. Or, pour créer ces expériences extraordinaires autour de leur produits, les marques doivent augmenter la qualité des interactions avec chaque client, tout en réduisant le coût de chacune de ces opérations.
“Depuis toujours, les marques ont cherché à obtenir un maximum d’impressions avec des contenus 100% gratuits et 100% visibles. Mais l’avenir n’est plus au nombre d’impressions mais à la qualité de l’usage de chaque donnée captée. Et pour capter cette donnée, les marques doivent désormais accepter de cacher une partie de leur contenu”.
Marion Wyss, CMO de Poool, start-up française spécialiste des Wall
Ainsi, en devenant des médias et en proposant des contenus libres et d’autres cachés derrière des walls, les marques gagnent sur deux tableaux. Elles sont plus facilement identifiées par leurs clients potentiels, à un coût plus faible. Ce faisant, elles captent un maximum de données First party lors de chacune des interactions avec l’utilisateur et peuvent donc l’exploiter.
We’re shifting to an audience-first advertising strategy. But we want to do it the right way.”
Rachel Mervis, Global Programmatic Lead, Nestlé (Source)
Hubspot et Dollar Shave Club : deux exemples de marques qui prennent de l’avance sur leur marché en misant sur une stratégie média
Voici deux exemples de marchés sur lesquels un acteur a su développer une stratégie de visibilité, d’acquisition et enfin d’animation de sa base de prospects et de clients plus forte que ses concurrents. Grâce à ces efforts, ces deux acteurs s’assurent une plus forte indépendance face à la hausse des coûts d’acquisition et une fidélité.
Sur le marché très concurrentiel du Marketing Automation & du CRM, Hubspot tire son épingle du jeu. Pour rappel, Hubspot a racheté The Hustle en 2021 et a massivement investi dans la création de contenus diffusés en accès libre et payants sur son blog. Avec des résultats spectaculaires. Entre août et octobre 2022, 39% du trafic total de hubspot.com provient de recherches organiques contre 12.6% pour salesforce.com et 11.63% pour zoho.com. Plus caractéristique encore, seulement 27% des recherches aboutissant à une visite de hubspot.com sont “brandées” (elles contiennent le nom de la marque) contre respectivement 65% pour Salesforce et 73% pour Zoho. En clair, Hubspot bénéficie d’un double avantage par rapport à ses concurrents. Les utilisateurs potentiels tombent beaucoup plus facilement sur son site via les moteurs de recherche et, cerise sur le gateau, ces utilisateurs tombent sur le site sans forcément rechercher précisément Hubspot. Ce qui se confirme si l’on remarque que le mot clé “Salesforce login” représente 1.26% des recherches qui aboutissent à salesforce.com, contre seulement 0.35% pour “Hubspot login”. Par conséquent, les visiteurs de hubspot.com sont plus majoritairement des clients potentiels, que ceux de Salesforce qui sont en plus grande majorité des clients actuels.
On l’aura compris à travers ces deux exemples, pour convertir une audience en abonnés, la marque doit disposer d’un contenu de qualité disponible derrière le wall. Seules les marques disposant de ces contenus de haut niveau peuvent parier sur le Gated Content.
Par ailleurs, seules les marques investissant concrètement dans l’acquisition de données First-Party ont un intérêt à investir dans les Walls. En mars 2021, en étudiant 20 marques et 7 agences dans le monde, Google et le Boston Consulting Group ont constaté que les marques qui utilisaient des données de première partie pour des initiatives marketing clés voyaient leurs revenus augmenter jusqu’à 2,9 fois (par rapport aux entreprises qui ne le faisaient pas) et économisaient jusqu’à 1,5 fois leurs coûts (source). Mais toutes les marques ne le font pas : “Despite its clear benefits, most brands aren’t yet harnessing first-party data’s full potential” a déclaré Shannon Trainor Stark, auteur de l’étude.
Les Dynamic Walls, une génération de Walls qui vont participer à l’émergence de stratégies de Gated Contend de bon niveau
Les Walls, et en particulier ceux permettant la captation de données sans obligation de paiement (c’est à dire en demandant uniquement de la data, ce sont les « Registration Walls »), vont jouer un rôle majeur dans la transformation des marques en médias. En effet, pour davantage capter la donnée de leurs audiences, les marques disposent de plusieurs stratégies. La plupart sont déjà hautement concurrentielles et se différencier coûte désormais très cher :
- produire des contenus de meilleure qualité que ses concurrents (de moins en moins simple car les professionnels sont mieux formés)
- ouvrir de nouveaux canaux de diffusion pour élargir l’audience potentielle (bien sûr, mais quel canal après Tik Tok ?)
- accroître les budgets d’acquisition (impossible à l’heure où les coûts de diffusion explosent)
Focus : les différents types de Wall Paywall vs. registration wall : Les Paywalls demandent aux utilisateurs de payer pour voir le contenu. Les Registration Walls exigent qu'ils s'inscrivent en tant qu'utilisateur enregistré(= qu'ils créent un compte) pour y accéder, sans nécessité de paiement. Hard vs. soft : Les hard paywalls bloquent tout le contenu d’un site dès l’arrivée de l’utilisateur. Ils sont aujourd’hui très rares et ne représentent que 3% des walls selon le Reuters Institute. Les Soft Paywalls sont un modèle qui n'applique les barrières payantes que de manière conditionnelle. Ils sont beaucoup moins rigides et offrent aux lecteurs plusieurs options de compensation différentes. Metered vs. dynamic : Avec les Metered Walls (“murs à compteur” en français), l’utilisateur est invité à payer uniquement quand un plafond est atteint, par exemple un certain nombre d’articles lus. Le Metered Wall est assez limité puisqu’il ne prend par exemple pas en compte la différence entre un utilisateur ayant consulté 10 articles en 10 jours et un utilisateur ayant consulté ces articles dans la même journée. Le Dynamic wall ajuste le Wall requis en fonction de l'utilisateur individuel et de son comportement. Un script sur le site Web suit l'utilisation du visiteur et personnalise l'offre en fonction de son parcours.
Il existe néanmoins une opportunité sous-exploitée : passer de Walls simples à des Walls dynamiques. En effet, alors que les médias adaptent depuis plusieurs années déjà leurs organes de conversion aux parcours des utilisateurs, l’immense majorité des marques n’adaptent jamais leurs organes de conversion, et en particulier, leurs formulaires, au comportement des utilisateurs. C’est ici que les Dynamic Registration Walls interviennent, en augmentant les taux de conversion de ces Walls et, de facto, le ROI des stratégies de contenus cachés.
Le média du site français spécialisé dans la recherche d’emploi Welcome to the Jungle a été placé derrière un dynamique wall pendant quelques semaines.
Comme les Wall classiques, les Dynamic Wall ont plusieurs avantages. Nous l’avons vu, ils permettent de capter la donnée d’un visiteur. Ils peuvent aussi découper le parcours de vente en plusieurs étapes (la fameuse technique du pied dans la porte). Ils accroissent aussi la valeur perçue d’un contenu. Mais l’apport d’un Dynamic Paywall réside surtout dans sa capacité à augmenter les taux de conversion, en comparaison avec un wall statique, en s’adaptant au parcours ou au profil de l’utilisateur. De combien ? Impossible de le savoir car ce chiffre dépend énormément de la qualité de paramétrage du Dynamic Paywall et de l’optimisation continue apportée aux Wallq. La société Mather Economics, basée à Atlanta, parle par exemple d’une hausse de 60% des souscriptions pour un petit média Nord Américain suite à la mise en place d’un Registration Wall dynamique (source).
The Audiencers, le média créé par Poool, start-up française spécialisée dans les paywall et registration wall. A noter que The Audiencers ne cible pas que les professionnels des médias, mais aussi les professionnels des marques avec l’objectif d’en faire les prochaines sources de revenus de la société.
Sur nos formulaires de recueil de lead en bas d’article, nous convertissons à 3%. Sur notre Registration Wall, qui masque une partie de nos articles, notre taux de conversion est d’environ 20%. C’est à dire que 1 lecteur sur 5 accepte de nous laisser ses données pour lire nos contenus !
Marion Wyss, Rédactrice en chef de The Audiencers, qui utilise des Registration Walls sur ses articles pour capter de la donnée sur son lectorat
L’adoption de ces Walls pourrait se faire rapidement car l’industrie des médias a investi massivement dans la construction de Dynamic Walls de qualité
Allons-nous attendre de nombreuses années avant que ces Dynamic Walls passent de l’univers des médias à celui des marques ? Il y a fort à parier que non. En particulier car les systèmes ont déjà atteint un niveau de développement avancé. Les sociétés proposant ces walls ont déjà plusieurs années d’optimisation techniques et d’intégration chez des partenaires derrière elles.
Aujourd’hui, la vaste majorité des médias dispose de contenus cachés, derrière des murs payants (Paywall) ou gratuits mais nécessitant une inscription (Registration Wall). En clair, si le Web en est à sa 3e phase, dans les médias les Walls ont eu aussi atteint leur 3e phase :
- 2005 à 2015 : la phase du scepticisme. Plusieurs médias testent les walls, mais les décideurs restent frileux et l’explosion des revenus publicitaires tend au maintien d’une offre 100% gratuite. D’ailleurs, les analystes sont souvent sévères avec ces walls qui, il faut le reconnaître, ne brillent ni par leur UX ni par leur solidité : “The New York Times one is so leaky that it’s almost a joke to call it a paywall. It’s really a donation system, since anyone can get around it easily”. (Mike Masnick, TechDirt, 2012).
- 2016-2019 : la phase de considération. Le Paywall n’est plus un vilain petit canard. Au contraire, un nombre croissant d’acteurs s’y investissent réellement. Plusieurs facteurs sont en jeu : la hausse des compétences liées à l’univers du digital dans les médias, une volonté de diversifier les sources de revenus pour certains, une recherche d’indépendance à l’égard de la pub pour d’autres…“Si j’avais un regret dans ma carrière ? Ne pas être passé à un modèle payant plus tôt. “ Emmanuel Alix, depuis 15 ans à L’Equipe, aujourd’hui CDO du média n°1 du sport en France
- Depuis 2020 : la phase de maturité. La crise COVID fait chuter les investissements publicitaires multi-supports de 7%… Dans ce marasme, la publicité digitale se porte très bien : +12%. Le message est donc clair pour les patrons de média : il est temps d’investir dans le digital et de s’affranchir d’une dépendance trop forte aux revenus publicitaires. Transformer une audience en abonnés payants est vital pour tous les médias et les investissements dans la branche audience de la « Subscription Economy” se multiplient. En 2021, l’américain Piano levait $88m. En 2022, le leader Zuora annonçait un « investissement stratégique” de 400 millions de dollars et rachètait le britannique Zephr pour 44 millions de dollars, alors que le français Poool lèvait 4 millions d’euros et que son compatriote Qiota rejoignait le groupe TBS.
Advertising media owners revenue worldwide from 2012 to 2027
(in billion U.S. dollars, Statista, 2022)
Après 20 années de développement et d’investissements, les Walls ont désormais la qualité d’expérience suffisante pour toucher des acteurs en dehors de la sphère stricte des médias, à commencer par les marques. Et cela, dans des secteurs d’activité variés : retail, services, Tech, automobile, hôtellerie, pharma… D’ailleurs, Maxime Moné, le fondateur de la start-up française Poool n’y va pas par quatre chemins : “Intégrer plus d’IA dans nos systèmes ? Je veux bien payer l’investissement, mais l’enjeu n’est pas là je pense. Nous devons surtout investir dans la qualité d’accompagnement de nos clients, dans la pédagogie et l’aide à la compréhension de nos outils. Aujourd’hui, la majorité de nos clients n’utilisent pas 10% des fonctionnalités offertes par nos walls”. Et on ne peut lui donner que raison lorsque l’on analyse les Paywalls mis en place par les médias. Dans le pire des cas, les Dynamic Walls ne sont dynamiques qu’en apparence et les walls affichés ne changent guère selon le comportement de l’utilisateur. Dans le meilleur des cas, ces Walls évoluent surtout selon la source d’origine de l’utilisateur, comme le montrent ces tests réalisés en novembre 2022 sur le Post et le NYT.
Exemple d’adaptation par source : le Washington Post offre un parcours différent aux utilisateurs venant de Reddit. Alors qu’un utilisateur venant de Google se voit proposer un Paywall dès la lecture du 1er article, l’utilisateur venant de Reddit dispose de 7 articles gratuits en échange de son adresse email.
Focus : Les enjeux techniques auxquelles les constructeurs de Wall se heurtent tout de même encore Le Real Time Scoring L’objectif : afficher le Wall qui va le plus assurément convertir l’utilisateur non pas en fonction de données de navigation captées il y a un certain temps puis analysées par un humain ou un ordinateur, mais en fonction de données captées en temps réel. Un exemple de comportement à éviter : la prédiction. L’objectif : afficher le Wall qui va le plus assurément convertir l’utilisateur non pas uniquement en fonction de données de navigation passées, mais aussi en fonction de la prédiction d’un comportement futur. Un exemple de comportement à éviter : les utilisateurs A et B ont tous les deux visité 3 pages. Pour cette raison, le Wall s’affiche aux deux personnes. Sauf que seul l’utilisateur A va convertir. L’utilisateur A avait en effet visité ces 3 pages, mais aussi passé un temps de session beaucoup plus long, cliqué plusieurs fois sur le wall et tenté de le contourner… un ensemble de signaux qui indiquaient qu’il était plus à même de convertir que l’utilisateur B qui n’a lui que parcouru les pages
Pour aller plus loin : quand le Gated Content n’est plus seulement qu’une façon d’optimiser le ROI marketing, mais également la base d’un business model complémentaire
Finalement, placer du contenu derrière un wall est aussi un excellent moyen de diversifier les revenus. On l’a vu dans les médias. On l’observe également dans le monde des créateurs. Récemment, l’outil de landing page des réseaux sociaux Linktree a annoncé l’intégration d’un Paywall afin d’aider les créateurs à capter des revenus (source). On voit enfin venir ces revenus complémentaires chez les marques, avec deux business model différents.
Pour les marques, le premier business model consiste à monétiser du contenu qui était jusqu’alors gratuit : articles, vidéos, cours en ligne…
Le second business model se trouve dans la monétisation des audiences captées. Et le marché est énorme, puisqu’il s’agit ni plus ni moins de prendre la place des données Third Party qui sont la base des modèles publicitaires actuels, mais qui sont de plus en plus limitées par les régulations telles que la RGPD. Le groupe Marriott a ainsi récemment lancé le Marriott’s Media Network aux États-Unis et au Canada, avant une extension mondiale prévue pour 2023. Tout en sachant que Marriott Bonvoy, le programme de fidélisation des voyageurs de l’entreprise, compte plus de 164 millions de membres captés, que les annonceurs pourront cibler grâce à ces contenus partagés notamment dans les vidéos ou les e-mails de l’hôtelier, mais aussi sur les écrans et téléviseurs dans les chambres.