Après avoir vécu trois semaines et un jour dans la position de patron et unique propriétaire de Twitter, Elon Musk a fini, selon The New York Times, par lancer des messages intéressés à ses troupes : il demandait aux ingénieurs travaillant pour le petit oiseau bleu de l’aider à « mieux comprendre la tech stack » de la maison.
Le « stack » (empilement) d’outils et de techniques, c’est ce qui assure le fonctionnement de tout site internet et de ses applications. Une « Tech Stack » est difficile à comprendre, Elon Musk a raison. Mais elle est surtout difficile à connaître car partout c’est une donnée confidentielle. Au sens littéral, il s’agit d’un secret rarement partagé et seulement en petit comité.
Connaître les Tech Stack : un savoir rare et précieux
Connaître la « tech stack » des éditeurs de presse en France n’est donc possible que si les éditeurs eux-mêmes se confient selon un protocole qui assure la confidentialité de leurs données. C’est ce que réalise la Tech Stack 2022, une enquête patronnée par deux écoles de Sciences Po Paris : l’école de journalisme et l’Executive Education. Marion Wyss, rédactrice en chef de The Audiencers, avait réalisé une première édition l’an passé dans une entreprise, Underlines, qui a disparu depuis. Je l’ai rejointe au nom de Sciences Po où j’enseigne et nous avons travaillé ensemble pour répéter cette première édition et en faire un rendez-vous annuel.
La méthode est simple : les éditeurs ou ceux qui utilisent la « Tech Stack » (CTO, marketeurs, patrons de rédaction, etc.) répondent à un questionnaire en ligne. Leurs réponses (outils utilisés, notations de leur qualité, commentaires) sont consolidées dans un unique ensemble, à l’anonymat soigné, mais au contenu détaillé afin de savoir ce qu’il y a sous le capot des sites de news.
87 Tech Stack décrites
Quatre-vingt-sept « Tech Stack » sont décrites dans les réponses obtenues cette année. Elles existent à des échelles diverses : depuis un groupe gérant de nombreux sites jusqu’à un simple site existant hors de tout groupe. Au total, l’enquête nous a permis de connaître les solutions utilisées sur largement plus d’une centaine de sites, probablement deux fois plus. Si l’on prend le classement de l’ACPM d’octobre 2022 comme référence, nous avons eu connaissance de la Tech Stack de 18 sites parmi les 25 sites plus visités et même de 57 des 100 plus visités.
Trente catégories d’outils ou technologies utilisées par le marketing, la technique et la rédaction sont catalogués, notés et commentés dans les réponses. Elles nourrissent un rapport disponible en ligne : la Tech Stack 2022. Au premier coup d’œil on voit que la fragmentation des solutions est considérable : près de deux cent cinquante produits et/ou marques différentes sont utilisées sur les sites, sans compter les « solutions maison » d’éditeurs développant une technologie propriétaire.
5 lignes de fragilité
Dans le détail, on mesure la puissance de Google. Ses outils sont présents dans douze des trente catégories, qu’il s’agisse de marketing, de rédactionnel ou de technique. Mais il existe aussi, à l’exact opposé, une vive ébullition puisque des « solutions maison » sont développées dans vingt-quatre des trente catégories. Le village gaulois s’active face à l’Empire piloté depuis Mountain View.
Beaucoup d’éditeurs évoquent dans leur réponse des réflexions, mises à l’étude, projets, développements. Cela justifie que l’enquête soit répétée chaque année tout en sachant qu’une synthèse sera toujours impossible car la dynamique, disons des outils d’A/B testing, n’est en rien celle des messageries de la rédaction qui n’épousent pas celle du firewall. On voit pour le coup un outillage très divers mais il existe quand même, au premier plan, cinq lignes de fragilité partagées dans la Tech Stack française à la fin de l’année 2022.
1. Les éditeurs restent réservés en regard de leur Tech Stack. Il leur était demandé de noter (de 1 à 10) la qualité des outils avant de noter dans sa globalité la Tech Stack. Si l’évaluation des outils est plutôt bonne (note moyenne de 7/10) il est frappant de voir que la combinaison qu’il en tirent est, pour eux, un ensemble de moindre qualité (cette fois, la note moyenne de 6,4/10). Mais davantage qu’une auto-critique cela paraît relever d’une lucidité : les changements sont si rapides que tout en appréciant les outils utilisés sur un site, voire qu’il vient de déployer, un éditeur sait qu’une autre solution est possible, plus récente et plus performante.
2. Les éditeurs se pensent mal équipés pour gérer les abonnements. Avec la note la plus basse de toute l’étude (5,6/10 de moyenne) attribuée aux solutions d’abonnement, les éditeurs se placent eux-mêmes dans une situation paradoxale. D’une part, ils expriment dans leur vision stratégique, toile de fond de leurs réponses à l’enquête, une ambition : recruter et fidéliser des abonnés. Et d’autre part ils indiquent, dans l’anonymat de l’enquête, que l’outil-clé pour servir leur objectif est celui qui leur donne la plus faible satisfaction. C’est le conflit classique entre vouloir et pouvoir.
3. Les rédactions ne sont pas prêtes pour la fin de CrowdTangle. Cet outil qui permet de suivre l’impact d’une information sur les comptes Facebook, Instagram et Reddit de tous les médias est appelé à disparaître. Meta, son propriétaire, en a fait l’annonce l’été dernier sans indiquer la date de la fin du service. Pour beaucoup de rédactions, ce retrait à venir est vécu comme une menace car il s’agit d’une référence utilisée dans le pilotage des équipes. Et, les taux d’équipement révélés par l’étude le montrent, aucune solution alternative ne s’est encore imposée.
4. Les sites ne sont pas prêts à accueillir des données pour alimenter l’IA. La note moyenne accordée par leurs utilisateurs aux outils datalake est parmi les plus hautes (7,5/10) mais une minorité seulement des Techs Stacks incluent ce dispositif de stockage de données. Il est pourtant indispensable pour tester et déployer des solutions IA, particulièrement le machine learning et les traitements d’images. Un retard à l’allumage est donc à craindre : l’IA arrive dans la presse, comme dans beaucoup d’autres secteurs, mais le taux d’équipement en datalake interdit, pour le moment, d’y trouver une ressource neuve.
5. La poursuite des données reste problématique. Qu’il s’agisse du suivi du trafic ou du tracking du comportement de l’audience, les Analytics apparaissent comme un domaine fragile, mentionné comme tel dans les remarques des éditeurs. L’addition de leurs réponses décrit même un paysage qui fait souci. D’abord, plus de la moitié des Tech Stacks, selon l’étude, utilisent Google Analytics (versions gratuite et premium), une technologie dont la Cnil exige le débranchement. Ensuite, le rachat d’AT Internet par Piano entraîne une migration qui, selon certains répondants, n’est pas achevée. Enfin, aucun répondant affirme détenir une « solution maison » pour la collecte de données indispensables au recrutement des annonceurs comme des abonnés. Dans une époque où le taux de consentement à la présence de cookies ne cesse de décliner, on voit donc des préoccupations installées presque à demeure.
Elon Musk a raison : c’est bien la tech stack qu’il faut regarder au moment d’affronter les difficultés.
Téléchargez les résultats complets de l’enquête sur le site de Sciences Po, ici.
> Retrouvez ici les résultats de l’enquête Tech Stack 2021
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