Engager ses audiences, tout le monde s’accordera à dire que c’est LE sujet de l’année. De l’année dernière d’ailleurs, de cette année aussi, de l’année prochaine probablement, bref en fait, c’est LE projet. Mais pourquoi ? Ça sert à quoi ? Et puis on fait comment ? Faut faire des jeux, c’est ça ?
Le GESTE, groupement des éditeurs de contenu et services en ligne, a réuni fin mars 2023 les décideurs de 4 médias à l’occasion d’une table ronde sur les thèmes de la gamification et de l’engagement. J’ai eu la chance de l’animer, et vous retranscris ici les discussions qui ont eu lieu. Autour de la table : Thomas Bidet, Chief Product Officer du quotidien L’Equipe, Aude Rimbault-Joffard, Head of editorial marketing à France Télévisions, Marjorie du Manoir, Responsable du développement éditorial de Konbini et Stanislas de Livonnière, Responsable de la cellule data & innovation au Parisien. Durant cette heure passée ensemble, chacun a présenté les projets récemment lancés dans chacune de leurs maisons pour engager leurs téléspectateurs, visiteurs, lecteurs. Gamifications, réalité virtuelle et autres mécaniques interactives : les moyens de faire venir, et faire revenir les audiences sont variés. Récap !
Engager ses audiences, c’est vaste comme sujet. Quels KPIs regardez-vous précisément ?
Marjorie du Manoir (Konbini) : Nous, on existe depuis 15 ans. On est nés en France avec les réseaux sociaux, donc on s’est adaptés à des usages qui ont complètement révolutionné notre façon de consommer et de produire du contenu en ligne. On a bâti une audience massive sur les réseaux sociaux. Jusque là donc, les chiffres que l’on regarde sont gigantesques. Par exemple en 2022 on a produit 7500 vidéos, et on a fait 3 milliards de vues ! C’est génial bien sûr, mais quand on arrive sur le site de Konbini, on a fait 8000 articles, donc un petit peu plus de contenu, et on fait 100 millions de pages vues. C’est bien, mais on voit que le ratio n’est pas du tout le même ! Et comme on est très dépendants des algorithmes sur les RS, aujourd’hui ce qu’on veut c’est reprendre la main, créer une relation de proximité avec notre audience et les faire revenir sur notre plateforme à nous. Les KPIs qu’on regarde sont donc :
- Le temps passé sur notre site. Et par là, la capacité de la personne à recirculer pour aller d’un contenu à un autre ;
- Le taux de rebond ;
- Le nombre de commentaires, les réactions.
Et puis on va avoir une approche plus humaine, plus individuelle, qui sort un peu de nos gros tunnels de masse sur Instagram, Tik Tok… pour recréer des micro-communautés beaucoup plus engagées. C’est pour ça qu’on a créé une newsletter, qu’on s’est lancés sur Twitch, qu’on lance notre projet « Konbini Games ». Pendant 15 ans, on a créé un pool de masse autour de nous, mais aujourd’hui on veut aller rechercher une audience un peu plus clé, un peu plus engagée, sur des métriques comme le temps passé ou le nombre de commentaires, qui est un levier très important.
Bien sûr, on sait qu’on va perdre du monde dans notre tunnel entre les RS et notre site, par contre on aura une audience plus engagée, on va pouvoir resserrer notre stratégie éditoriale globale, et développer d’autres leviers sur notre promesse : « Se divertir et apprendre ».
Thomas Bidet (L’Équipe) : Le modèle économique de L’Équipe est hybride : gratuit et payant. On avance donc sur deux jambes et on doit jouer, d’un point de vue stratégie produit, sur ces 2 leviers. Notre fil, c’est la conversion de lecteurs anonymes en membres, et de membres en abonnés. Parce qu’un membre convertit chez nous 13 fois mieux à l’abonnement ! Ce funnel est la clé de notre boulot quotidien à l’Équipe.
Par exemple, les gens qui laissent des commentaires chez nous sont ceux qui sont le plus proche de l’abonnement. Après, ceux qui s’engagent de manière plus « light », en « réagissant », « likant / dislikant » les commentaires, ce sont nos « core fans membres ». Et puis après on a les lecteurs en tant que tel, lecteurs de contenus ou de commentaires, c’est notre base à travailler.
Quels projets avez-vous mis en place pour augmenter l’engagement de vos audiences ?
Thomas Bidet (L’Équipe) : On travaille des projets en live et en non-live. Autour du live d’abord, on a 2 enjeux :
- celui du second écran
- celui du premier écran
Sur le second écran, notre problématique c’est comment engager l’audience qui regarde notre chaîne « L’Équipe TV » dans nos propres produits numériques. Pour reparler des réseaux sociaux, ça fait quand même quelques années qu’on a perdu la bataille, qu’on soit une chaîne de TV ou un éditeur de presse. Donc la question, c’est bien, comme chez Konbini, comment on fait revenir les gens chez nous depuis Twitter, Instagram… ou encore des messageries comme WhatsApp ! Notre arme, ce sont par exemple les chats en direct – on en a par exemple lancé un ce matin avec Vincent Duluc, notre journaliste star football, dans l’application L’Équipe. On réfléchit à aller beaucoup plus loin avec les équipes de la chaîne pour gamifier l’expérience à l’antenne, où l’on ferait des quiz en live auxquels nos lecteurs sur l’app pourront répondre comme les invités sur le plateau.
Sur la question du premier écran, on acquiert beaucoup de droits de match, que l’on diffuse dans nos produits, notamment notre app mobile, et donc notre sujet c’est comment on fait pour faire réagir les gens dans l’app ?
Sur la partie non-live, nos 3 use cases les plus importants ce sont :
- l’interactivité avec nos journalistes, avec donc les chats en direct ;
- les commentaires, que l’on a complètement refondus en fin d’année dernière, en injectant notamment certains codes des réseaux sociaux, comme les smileys – on comptabilise environ 5 millions de commentaires par an !
- la rétro de l’année : c’est un format qu’on a mis en place en fin d’année 2022, et qui existait déjà en 2021, c’est un format type Spotify, où chaque lecteur va retrouver dans un rapport individualisé, personnalisé, son usage de l’application et du site tout au long de l’année écoulée. On montre le nombre de contenus lus, likés… avec un classement des lecteurs ! Et on va le faire évoluer pour le gamifier encore un peu plus.
Aude Rimbault-Joffard (France TV) : Nous chez France TV, on a travaillé ce sujet de la gamification en lançant un jeu en réalité virtuelle, une sorte d’escape game, sur le store Meta, l’Oculus store. C’était pour accompagner le lancement de la série TV Vortex, qui était notre gros lancement de l’année. On récupérait Tomer Sisley de chez TF1, et avec qui on espérait rajeunir l’audience. C’était une série assez techno, avec des technologies très avant-gardistes. On a donc voulu rester dans cette ligne, proposer un programme en lien avec le contenu original : une série d’anticipation ! On se devait d’être moderne. Ça nous permettait aussi de recruter des téléspectateurs pour la suite, car on va avoir sur 2023 une programmation assez riche en fantastique et science-fiction. Avec ce projet, on avait aussi un enjeu d’attribution à France Télévisions. Par exemple, la série Dix pour cent, c’est un gros succès France TV mais qui est plutôt attribué à Netflix ! On a donc lancé cette expérience avec ces contraintes 3 enjeux principaux :
- l’événementialisation : comment on arrive à traiter ce programme pas comme un programme tout-venant, mais vraiment comme LE programme de l’année ;
- donner une image créative et innovante à France TV auprès du grand public. On a un département innovation qui est très à la pointe, mais sur lequel on communique plutôt en B2B, on n’est pas très bon en B2C !
- l’interactivité et l’immersion.
Le principe du jeu c’était une enquête dans laquelle on était immergé, et on pouvait incarner le héros de la série et interagir avec son avatar. Notre but c’était bien une création de lien affectif avec les publics.
Côté KPIs, on avait plusieurs critères de succès :
- nombre de téléchargements de l’app ;
- on aurait aimé pouvoir mettre ce jeu à l’intérieur du site ou de l’app France TV – pour embaser de la création de compte, mais cela n’a pas été possible donc il est resté chez Meta. Mais ça nous aurait permis d’avoir comme critère de succès le login !
- satisfaction de l’utilisateur avec les notes qui sont données ;
- taux de complétion de l’expérience… notamment parce qu’à la fin du jeu on avait une bande-annonce du programme avec un renvoi vers la série !
- et donc in fine, un taux de visionnage de la bande-annonce.
Bien sûr, on voulait aussi de la notoriété, donc on a fait des efforts de social listening, et d’étude des retombées presse pour voir comment le public et les professionnels parlaient de notre jeu.
Stanislas de Livonniere (Le Parisien) : Nous, on est une équipe technique au sein de la rédaction du Parisien. Globalement, nos logiques d’engagement sont les mêmes que chez d’autres médias : on cherche à transformer un lecteur anonyme en membre, puis en abonné.
Voici les services que l’on propose selon le statut du lecteur :
- En mode identifié :
- Commentaires
- Live « Posez des questions à nos journalistes »
- Sans identification :
- Invitation des lecteurs (confs, « face aux lecteurs »…)
- Le courrier des lecteurs
- Formulaires
- Jeux (prestataires / maison)
Pour le jeux, nous avons développé un module de quiz . Avec la direction numérique, on a créé ce qu’on appelle un article blanc, où l’on a juste le header et le footer, au milieu desquels on injecte n’importe quelle expérience. Notre sujet c’est comment, avec un seul développement, on a pu créer une multiplicité d’expériences interactives. Ces quiz sont faits de manière « low cost », ce qui ne veut pas dire de mauvaise qualité. Ce sont des projets rapides, où nous travaillons à quelques personnes pendant quelques jours, pas de réunions à 25 autour de la table ! Nous sortons des expériences très simples, comme des QCM. C’était notre première brique. Et puis petit à petit on sort des fonctionnalités complémentaires.
Par exemple dans le quiz ci-dessous sur Hergé, quand on répond faux, un lien d’article s’affiche pour pousser à la recirculation.
Autre exemple, le Cartoquiz :
Ici, une mécanique qui marche toujours très bien. On a un lecteur qui a fait notre Cartoquiz des stations de métro plus de 140 fois ! Maintenant, ça nous prend quelques minutes de créer un quiz ou un cartoquiz, c’est très rapide.
Enfin, le PictoQuiz. Ce qui est intéressant avec ce type de projet, c’est sa durée de vie. On a une demande à la conférence de rédaction du matin, qui nous vient du service des sports parce qu’il y a les pictos des Jeux Olympiques qui viennent de sortir – et évidemment il y a un sujet qui se lève sur la lisibilité de ces pictos : est-ce que vous pouvez nous transformer ça en quiz ? Et là on a un développeur qui, en moins d’une demi-journée, développe le quiz. Et c’est en ligne, sur Le Parisien en web, embed, sur les app pushé, partagé en fin d’après-midi !
C’est un mécanisme peu coûteux et absolument gigantesque en termes de potentiel. Parce que là on ne parle que de jeux, mais ça nous permet aussi de créer des formats qu’on appelle « Nouvelles écritures », qui nous permettent de nous affranchir de la page web, d’imaginer des simulateurs, sur le pouvoir d’achat par exemple, des graphiques avec les données de sa commune…
Marjorie du Manoir (Konbini) : De notre côté, nous sommes sur le point de lancer « Konbini Games », un projet soutenu par le fonds Google DNI. L’idée c’était de créer un espace de gamification sur Konbini, qui soit ultra fédérateur, toutes communautés confondues, et toutes générations confondues. Notre point de départ c’est toujours celui des réseaux sociaux, où l’on a constaté qu’on avait des communautés qui étaient potentiellement différentes (âge, plateforme…), assez silotées. Donc on s’est dit qu’on voulait faire quelque chose de transgénérationnel, sur un modèle de jeu très simple type Wordl, sur le site Konbini – c’est un quiz de pop culture ! Pour apprendre quelque chose, et se divertir… Une DA hyper au niveau, c’est notre ADN ! On va avoir une DA vraiment très gaming, on fait d’ailleurs un pas de côté par rapport à ce qu’on fait d’habitude, avec un univers un peu plus enfantin, « playful ».
C’est donc un quiz qui va sortir fin mai 2023. Un jeu avec une série par jour. Le but c’est de faire de la fid pour que les gens reviennent : si t’as pas réussi la partie, on a quand même des mécaniques de jeu qui sont super engageantes et qui font revenir l’audience régulièrement. D’ailleurs je vous conseille de lire cet article du responsables des jeux du Guardian, quand il a dû créer le new wordle, passionnant !
Aude Rimbault-Joffard (France TV) : Chez France info, on a aussi commencé à développer des jeux, sur la plateforme jeux.francetvinfo.fr Le but c’est pas de faire de l’abo payant, notre KPI c’est vraiment la fréquence de visite et donc le MAU (Monthly Active Users). On n’a pas de mal à recruter de nouveaux lecteurs, par contre la fidélisation c’est plus difficile, d’où ces nouveaux projets.
À L’Équipe, est-ce que vous voyez un lien entre la fréquence de visite et le passage des paliers d’engagement (anonyme à membre, membre à abonné) ?
Thomas Bidet (L’Équipe) : Oui, complètement ! On segmente, notamment la partie push, selon les profils lecteurs, pour travailler différemment la revisite. Et gérer l’hétérogénéité des sports aussi, et ne pas tomber dans la sur-sollicitation.
Aucun de vous n’a parlé de personnalisation des contenus selon les profils des lecteurs pour stimuler l’engagement, j’ai l’impression que ça ne prend pas tellement chez les éditeurs français. Un avis ?
Thomas Bidet (L’Équipe) : Effectivement, je te rejoins. On doit garder notre spécificité face aux plateformes, notamment sur la curation de contenus. Et particulièrement sur le bon mix entre éditeur et algorithme.
Aude Rimbault-Joffard (France TV) : Chez nous, la personnalisation existe beaucoup dans le CRM, dans nos e-mails, où on va vraiment cibler très précisément chaque destinataire, ses centres d’intérêts, et lui proposer une newsletter dédiée. On mélange un peu d’algo et un peu de manuel…
Marjorie du Manoir (Konbini) : Pour nous c’est un objectif 2024, de lancer un système de notifications push – qui est tout nouveau chez nous. A terme on voudra faire des parcours personnalisés !
Le GESTE organise très régulièrement des événements entre professionnels pour faciliter l’échange de bonnes pratiques, et impulser des réflexions autour des enjeux de nos métiers. Pour adhérer, cliquez ici.