Arrêtez de vous prendre la tête, et passez au registration wall

Frederic Desiles Frederic Desiles
Trouver la meilleure stratégie de paywall possible pour son média, ce n’est pas une mince affaire. Chez Alternatives Economiques, nous avons cheminé vers un modèle similaire à celui du New York Times : basé sur la création de comptes et un metered paywall. Voici comment.

Freemium, free trial, metered, soft et hard paywall, dynamique, hybride, premium, etc. : le champ lexical est riche, et les combinaisons sont presque infinies. On pourrait s’en amuser et créer un générateur de stratégie, cela pourrait donner quelque chose comme ça : 

“Nous on fait du freemium avec 90% des contenus derrière un soft paywall, qui devient hard au-dessus d’un certain niveau d’engagement, actuellement en A/B test avec la vente d’articles à l’unité”. 

Si l’on regarde ce qui est pratiqué par les quotidiens nationaux en France, c’est le modèle freemium qui est le plus plébiscité (Le Monde, Libération, Le Figaro). Mais la partie gratuite est très hétérogène : je ne me souviens plus de la dernière fois où j’ai pu lire quelque chose de substantiel du Monde sans être abonné (on se rapproche donc du modèle premium), alors que Libération propose par exemple plus facilement des contenus de sa rédaction sans demander aucune contrepartie à ses lecteurs.

Du côté des pure players, la majorité (Mediapart, Arrêt sur Images, etc.) optent pour le modèle premium. Mais là aussi ces étiquettes peuvent être trompeuses : le paywall des articles de Mediapart est une forteresse, mais les contenus vidéos phares sont disponibles pour tous… 

Notons aussi la présence du modèle basé sur les dons (StreetPress, Reporterre, Blast); et l’absence du modèle qui consiste à vendre ses articles à l’unité. Pour ce dernier, si vous y croyez encore, vous êtes désormais seuls en compagnie d’Elon Musk, et les chances de succès sont à peu près du même ordre que celles de coloniser la planète Mars.

Chez Alternatives Economiques, nous défendons le modèle d’un journalisme payant, financé par les souscriptions d’abonnements. Pour autant, et particulièrement en tant que média grand public généraliste, nous avons la conviction que pour favoriser notre développement, nous ne pouvons pas exiger de nos nouveaux lecteurs la saisie d’un numéro de carte bancaire pour lire nos articles. Ce sont ces intuitions que nous avons mises à l’épreuve des faits. 

Dans la famille des soft walls, je demande le registration wall !

D’un système “metered” généreux s’appuyant sur les cookies jusqu’en 2019, nous sommes rapidement passé à un newsletter wall, constatant sans équivoque un taux de conversion (abonnements/visiteurs) plus élevé dans ce scénario. 

Notre stratégie metered – Avant
Notre newsletter wall – Après !

Ce fut un véritable catalyseur du développement des abonnements pendant plus de 2 ans (nous permettant de passer de 7000 à 20 000 abonnés à notre produit numérique). Les très nombreuses adresses e-mail récupérées nous ont permis d’augmenter notre taux de conversion mais sont aussi à l’origine du succès de nos dernières grandes campagnes de recrutement.

En rouge le passage au newsletter wall

Avec la fin des cookies tiers à l’horizon, nous sommes passés à un softwall plus exigeant : celui qui demande la création de compte, ledit Registration Wall :

Notre taux de déblocage a alors presque été divisé par deux ! Et oui, la friction supplémentaire freine plus d’un lecteur : 

Le funnel de déblocage avec newsletter wall

Le funnel de déblocage avec registration wall (les chiffres ont été modifiés avant de réaliser cette capture d’écran)

C’est néanmoins un progrès : nous en apprenons beaucoup plus sur les parcours qui mènent à l’abonnement : combien de visites, avec quelle fréquence, leur provenance, combien d’articles sont consultés avant de passer à l’acte. Nous pouvons aussi expérimenter différents modèles metered fiables. Tout cela grâce au fait que le lecteur soit identifiable sur tous ses devices et navigateurs. Par ailleurs, le taux de doublons de notre newsletter wall commençait à atteindre des sommets. A ce titre, le précèdent taux de conversion pour le déblocage était en trompe-l’oeil.

“Mais cet article, il est vraiment bien, est-ce qu’il ne faudrait pas le réserver qu’aux abonnés ?”

Nous pourrions nous satisfaire de cette situation, mais est-il possible de faire mieux ? Est-ce que certains articles ne mériteraient pas d’être consultables uniquement par les abonnés ?

Pour répondre à cette question, nous avons, pendant 6 mois, choisis de réserver à nos abonnés une partie de nos articles générant le plus d’abonnements directs. Nous avons comparé les résultats obtenus avec les autres articles, débloquables eux via notre registration wall. 

Ci-dessous les résultats obtenus : 

Précision : ce ne sont pas les vrais chiffres, mais les ordres de grandeur sont similaires

On a donc 3,5 fois plus de chance d’obtenir un abonnement immédiatement en réservant l’article aux abonnés ! 

MAIS :

  • ce surplus d’abonnements représente une partie faible de notre flux d’abonnement total : on est loin de la martingale
  • on ne récupère quasi aucune inscription, 
  • ces inscriptions manquantes représentent un futur manque à gagner important : en leur appliquant théoriquement le taux de conversion vers l’abonnement généralement observé dans les mois qui suivent la création d’un compte, on obtient, un peu plus tard certes, un revenu plus important dans le scénario initial.

On comprend donc que même avec un taux de conversion abonnement 3 fois et demi plus élevé dans la version où certains articles restent entièrement fermés, il est préférable de laisser les visiteurs découvrir notre production sans exiger l’abonnement…

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Est-ce que cela veut dire que tous les médias devraient mettre en place cette stratégie de paywall ? Mon intuition est oui, pour la plupart en tout cas. Mais plusieurs facteurs peuvent influencer la décision : l’importance de la publicité dans les revenus, et la proportion d’abonnements souscrits immédiatement après un stop paywall sur un article premium, pour n’en citer que deux.

Aussi, notre expérimentation a des limites : rien n’indique que parmi les lecteurs stoppés par le wall, certains ne vont pas revenir et s’abonner prochainement. De plus, ce n’est pas un A/B test pur : les conditions du “toutes choses égales par ailleurs” ne sont pas complètement réunies (articles et contextes différents).

Dans tous les cas, cette clarification stratégique aura eu le mérite de nous rendre la vie plus simple : fini les prises de tête sur le gratuit vs payant des articles, et les objectifs sont clairs : il faut récupérer des emails (via la création de comptes) ! [/restricted-content]