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Faillite annoncée ou transformation numérique à marche forcée : l’incroyable histoire du groupe de presse canadien « Les Coops de l’info »

Quand à la fin de l'été 2019, les caisses du groupe se retrouvent vides, six régions du Québec et de l'Ontario francophone s'apprêtent à voir disparaître des médias centenaires qui ont écrit leur histoire. C'était sans compter sur l'incroyable énergie qui a émané des salariés eux-mêmes pour reprendre la barre, et remettre le navire à flot.

Trouver une heure de rendez-vous qui convienne à quatre professionnels dispersés de chaque côté d'un océan n'aura pas été chose aisée. D'ailleurs, nous ne l'avons pas trouvée ! Cela ne nous a pas empêché de rencontrer Marc Gendron, Senior Director du groupe de presse canadien francophone Les Coops de l'info, à qui j' proposé de nous raconter l'incroyable transformation numérique que son groupe a vécue. Accompagné de sa coordinatrice de la croissance numérique Kim Alarie, les deux managers inaugurent cette série d'interviews croisées. Mon idée : faire raconter aux big boss le contexte business et la vision à l'origine d'un gros projet numérique, et écouter la ou le manager opérationnel(le) retracer son déroulé concret. Les ordinateurs de Montréal et de Paris sont connectés, l'interview peut démarrer...

Bonjour Marc, Kim ! Pouvez-vous présenter le groupe Les Coops de l'info ? 

Avec plaisir ! Les Coops de l'info est un groupe de presse coopératif comprenant six médias de proximité ainsi qu'un média jeunesse.

Nos médias locaux desservent six régions du Québec et de l'Est de l'Ontario. Le plus âgé de nos médias, Le Soleil, couvre la grande région de la ville de Québec depuis 1896 alors que notre site jeunesse, Les As de l'info, vient à peine de célébrer son premier anniversaire. 

Kim, quel est ton rôle dans le groupe ? Quels sont les enjeux de ton poste, ce qui coule de source et ce qui est un challenge dont on parle moins, mais bien présent dans ton quotidien ?

Je suis coordonnatrice de la croissance numérique. Ma principale tâche dans les derniers mois était de veiller à former les équipes sur le nouveau et les nouveaux outils qui nous permettront de réaliser notre virage 100% numérique à la fin de la présente année. J'ai aussi la tâche de contribuer avec toute l'équipe de la Croissance numérique à l'acquisition de nouveaux abonnés. Notre histoire comme média est bien ancrée (pour ne pas dire encrée!) dans la production d'un journal papier. Faire la transition vers le numérique est un grand défi. Dans mon quotidien, c'est le changement de mentalité à implanter qui est le plus important défi.

Marc, toi tu es le Directeur principal, qu'est-ce que ton rôle recouvre exactement ? Quel genre de décisions prends-tu, quelles sont celles que tu ne prends pas ? Et surtout, ma question préférée, quels sont tes indicateurs de succès, ceux pour lesquels tu te lèves tous les matins ?

Je dirais que j'ai un rôle tentaculaire! Je me décris souvent comme étant la “balle de ping-pong numérique” de notre organisation. En fait, mon rôle consiste essentiellement à aider l'organisation à mieux incarner sa nouvelle nature numérique, à accélérer son évolution.

Je prends quotidiennement des dizaines de décisions, certaines fondamentales telles que nos grandes orientations stratégiques de développement numérique, d'autres plus triviales, telle que la couleur du fond d'une boîte de contenus. Mais chaque fois, j'essaie de le faire avec humilité, car le seul privilège que notre expérience nous confère, c'est celui de savoir émettre des hypothèses. Chaque fois, le dernier mot, la réponse, doit émerger des communautés que nous servons.

Bien que mon parcours ait été essentiellement du côté éditorial, je ne prends plus de décision quotidienne sur le contenu. Je laisse le soin aux rédacteurs en chef, aux édimestres et aux journalistes de notre réseau d'orienter leur couverture, de façonner leurs histoires et de les livrer au public. J'essaie toutefois d'aider l'organisation dans sa quête de mieux servir les lecteurs et utilisateurs, de faire croître sa portée et ses abonnés en partageant mes idées et mes observations avec les gens en charge du contenu.

Les indicateurs dont je me préoccupe le plus sont ceux qui reflètent l' de nos communautés envers nos contenus et nos plateformes. Qu'il s'agisse du temps d'engagement, du pourcentage de recirculation, du nombre d'inscrits à nos infolettres, tout ce qui fait démontre que notre offre répond (ou pas !) aux besoins et aux attentes des audiences me préoccupe au plus haut point. Ça et les revenus d', bien entendu !

Note : depuis cette interview, Marc a également pris la responsabilité de l'édition Le Soleil, le plus grand titre du groupe.

Il y a 4 ans, le groupe était en très mauvaise posture, pouvez-vous nous expliquer où vous en étiez, et pourquoi ?

En 2019, nous avions un propriétaire unique qui, bien qu'il ait investi dans notre croissance numérique, a rapidement manqué de moyens pour soutenir le rythme de développement et résister à l'effritement du marché publicitaire.

À la fin de l'été 2019, nous étions au bord de la faillite. Sans une aide d'urgence consentie par le gouvernement du Québec, les quelque 350 employés de notre groupe de presse se seraient retrouvés sans emploi et six régions du Québec et de l'Ontario francophone auraient vu disparaître des médias centenaires qui ont écrit leur histoire.

Notre propriétaire a alors dû céder sa place. Un administrateur intérimaire a été nommé pour gérer l'organisation et tenter de la remettre en ordre le temps qu'un repreneur soit identifié.

Marc, quelle a été la décision prise pour faire survivre vos titres ? Peux-tu nous expliquer comment vous êtes arrivés à cette décision surtout, quels chemins vous avez empruntés pour en arriver là ?

Quelques repreneurs potentiels ont manifesté leur intérêt pour notre groupe de presse. Mais du lot, un seul projet, né de la mobilisation des employés et des communautés desservies par nos médias, a montré un véritable potentiel de pérennité : la reprise en propriété collective.

Dans nos six collectivités, les gens se sont mobilisés autour du projet de création de coopératives d'informations. Des entreprises, des lecteurs, des membres de nos familles et des organismes ont contribué financièrement au projet.

À la fin de 2019, le tribunal nous accordait finalement la propriété de l'entreprise et des bailleurs de fonds institutionnels nous accordaient leur appui. C'est à ce moment que la Coopérative nationale de l'information indépendante (CN2i) est née.

Kim, pour toi, cela signifiait quoi, cette décision ? En quoi allait- bouleverser ton quotidien ?

Le plus grand bénéfice de la relance c'est que ça permettait de conserver des médias régionaux qui font rayonner nos communautés tout en contribuant à la démocratie dans nos milieux. Évidemment, ça me permettait aussi de conserver mon emploi et de m'impliquer différemment dans cette entreprise. Dès le lancement, j'ai été nommée au conseil d'administration. Donc, en plus de mon travail quotidien, je participais activement à mettre en place un nouveau modèle de gestion.

Concrètement, quel a été le premier pas que vous avez fait ? Marc, en tant que Directeur Principal, et Kim, en tant que Coordinatrice de la croissance numérique ?

Marc : Lors de la formation de CN2i, j'étais rédacteur en chef de La Voix de l'Est, le plus petit média du groupe (et plus petit quotidien francophone d'Amérique du Nord !). 

Dans les premiers mois d'existence de notre nouvelle coop, j'ai pris le rôle de Chef d'équipe numérique pour l'ensemble du groupe, un tout nouveau poste dont le mandat, entre autres, était de travailler à l'élaboration de notre stratégie d'abonnement numérique, projet que l'on souhaitait réaliser dans un horizon de 12 à 18 mois suivant le lancement de notre coop.

Mais ça, c'était sans savoir qu'une pandémie mondiale allait légèrement perturber nos plans…

Kim : J'ai été nommée officiellement Coordonnatrice en janvier 2023. Ma première action était de former les équipes pour le nouveau CMS – Arc XP – qui était bien différent de notre ancien. Bien que la formation était essentiellement technique, je m'assurais d'infuser le changement de mentalité dans les formations mais surtout de les accompagner par la suite dans le déploiement de nos nouvelles plateformes. Parallèlement, mon implication dans le conseil d'administration me donnait l'opportunité d'installer le nouveau modèle coopératif dans l'entreprise. Le premier pas était sans aucun doute d'en comprendre la mécanique pour bien la communiquer aux membres.

Qu'est-ce qui a été assez facile, finalement ?

Marc : Je ne dirais pas que ça a été facile, mais je dois dire que la COVID-19 et toutes les restrictions sanitaires qui nous ont été imposées dès mars 2020 ont servi de catalyseur à notre transition numérique.

Rapidement, la direction du groupe a décidé de cesser l'impression et la distribution de nos éditions imprimées de la semaine pour ne conserver que celle du samedi. Comme pratiquement tous les commerces et entreprises étaient fermés en raison des règles sanitaires, nos éditions imprimées ne comptaient pratiquement aucune publicité. À livrer chaque jour des copies sans pub, nous aurions rapidement dilapidé nos ressources financières.

C'est aussi à ce moment qu'a été décidé d'accélérer le lancement des offres d'abonnement numérique, ce qu'on aura finalement réalisé à la toute fin de novembre 2020.

Nous avions des objectifs conservateurs pour l'abonnement numérique, ne sachant pas trop comment tout ça allait évoluer. Mais à la fin de notre première année complète avec notre nouveau modèle d'affaires, nous comptions 2 fois et demi plus d'abonnés que ce que nous espérions.

Ces bons résultats sont venus prouver ce que l'auteur Simon Sinek avance, que les gens n'achètent pas ce que vous faites, mais plutôt pourquoi vous le faites. Nos communautés ont reconnu le caractère unique, précieux mais tellement fragile de ce qu'on a à leur offrir et ils nous l'ont signifié en s'abonnant.

Le plus difficile reste pourtant devant nous. Ce ne sont pas les 100 premiers abonnés qui sont difficiles à gagner, ce sont les 100 prochains, puis les 100 suivants. Au fil du temps, nous devons redoubler d'efforts pour convaincre les gens de la valeur de nos contenus et de nos produits numériques.

Bâtir un modèle d'abonnement numérique prend beaucoup de temps et de patience!

Kim : Les changements ne sont jamais faciles. On en a vécu plusieurs au cours des dernières années. Par contre, l'attachement de nos communautés envers leur média a été formidable et ça nous a donné des ailes pour survoler les épreuves.

Qu'est-ce qui, au contraire, a été beaucoup plus difficile que ce que vous imaginiez ?

Marc : En interne, je dirais que c'est de nous défaire de nos habitudes. La plupart des membres de notre organisation ont appris leur métier dans un contexte séquentiel où notre principal produit était un journal imprimé quotidien. Nos heures de tombée, nos processus de création et d'édition bref, toute notre organisation du travail s'articulait autour des impératifs industriels et logistiques de l'impression et de la livraison d'un journal imprimé. 

Embrasser des modes narratifs numériques où l'on doit considérer que nos lecteurs ne sont pas un bloc homogène, mais plutôt un enchevêtrement de communautés d'intérêt constituées d'audiences aux besoins et habitudes aussi variés que nombreux n'est pas si simple. Même si tout fait preuve de bonne volonté et comprend que c'est à nous de nous adapter aux besoins des utilisateurs, les habitudes reprennent vite le dessus lorsque la pression monte.

Kim : Marc le décrit très bien! Le changement dans les habitudes de travail des gens ne s'est pas toujours fait sans effort. C'est totalement normal et humain ! Nous travaillons très fort tous ensemble pour accompagner les équipes, les former, se servir de leur formidable expertise pour la modeler dans un contexte changeant. Le but, c'est d'être agile et de tester des nouveaux trucs. 

Quelles leçons avez-vous tirées de la mise en place de votre nouveau CMS (Arc XP), et comment cela a-t-il contribué à votre transformation numérique ?

Marc : Je dirais que la leçon la plus importante est qu'il n'y a pas de ligne d'arrivée ! La mise en œuvre d'un nouveau CMS n'est pas comme l'impression d'un journal. Il n'y a pas de produit fini. C'est un processus. Un long processus au cours duquel vous devez prendre des décisions sur ce qui est prioritaire et ce qui ne l'est pas, au cours duquel vous avez des points de repère et des contretemps.

Il y a un moment où l'on se dit : « C'est assez bon » et vous passez à l'action. C'est alors que commence le véritable processus de mise en œuvre, qui passe par les essais et l'apprentissage, l'optimisation et l'innovation.

Notre parcours en matière de transformation numérique est assez similaire. Nous avons encore beaucoup à apprendre, à découvrir, mais nous le ferons grâce au contact avec nos publics au sein des communautés que nous construisons.

L'un des points importants de votre transformation a été la bascule vers l'abonnement numérique : pouvez-vous nous raconter ce que vous avez mis en place et les résultats que vous avez obtenus ?

Pendant les deux premières années suivant le lancement de notre abonnement numérique, nous avions une stratégie de metered  assez statique. Les lecteurs anonymes avaient droit à trois articles par mois, les utilisateurs connectés à six et c'était bar ouvert pour les abonnés.

Depuis notre passage à Arc XP en avril 2023, nous avons adopté une stratégie de paywall dynamique grâce à l'implantation de la solution Poool Access. Ceci nous a permis, tout en maintenant une structure de compteur de textes similaire à celle que nous avions auparavant, d'explorer de nouvelles façons d'engager les lecteurs et de capitaliser sur leur intérêt pour nos contenus.

Nous avons notamment testé un mur non bloquant qui s'affiche chaque fois qu'un utilisateur anonyme arrive d'un moteur de recherche. Nous leur demandons alors de s'inscrire à une infolettre en échange de l'accès au contenu. Résultat de cette expérience : notre liste d'envoi à cette infolettre a cru de 26,3 % dans le premier mois et de 66% en trois mois. Ceci nous permet donc de développer une relation avec ces utilisateurs et, à terme, d'espérer les convaincre de s'abonner.

Si vous deviez revivre cette période, que feriez-vous différemment ?

Marc : Communiquer mieux et davantage. Admettre (aux autres et à moi-même!) que je n'ai pas réponse à tout. Plus j'en apprends sur l'univers numérique, plus je réalise que je ne sais rien. Pire encore, plus je réalise que ce que je tenais pour certitude il y a quelque jours à peine peut s'évaporer en un instant.

L'écosystème numérique est éminemment volatile, imprévisible, complexe et ambigu. Nous sommes tous en quête de prévisibilité et de certitudes, mais ce n'est pratiquement pas réalisable de nos jours. Nos efforts, nos idées, nos moyens ne sont que des variables parmi tant d'autres qui vont déterminer la réussite ou l'échec d'un projet. Il y a tellement de facteurs externes qui peuvent influencer nos opérations, on ne peut que s'essouffler à tenter de tout prévoir et tout contrôler.

Donc, si je revivais cette période, j'aimerais savoir ça dès le départ et arriver à le communiquer à mes confrères coopérants. 

Kim : Marc souligne un excellent point : la communication. On est une entreprise de communication mais au final on a peut-être été un peu le cordonnier mal chaussé. Il faut cependant remettre dans le contexte que toutes ces transformations se sont déroulées dans un contexte pandémique. Nous avons beaucoup évolué dans nos interactions à distance, on a maintenant des mécanismes en place qui rendent notre communication plus rapide et efficace. 

Si j'interrogeais l'un de vos employés qui était là avant votre transformation numérique, et qui est toujours là maintenant, qu'est-ce qu'il me dirait sur l'évolution de l'entreprise ? 

Marc : Qu'il n'y a rien de simple, sans aucun doute ! Et que parfois, les choses n'avancent pas à la vitesse qu'on souhaiterait. Mais ça fait un peu partie de concept coopératif : il faut savoir rallier les gens autour des grands enjeux et des grandes décisions. Nous devons tout faire pour assurer la cohésion et l'unité du groupe afin de mener notre mission d'information de proximité.

Kim : Il y aurait plusieurs réponses différentes ! Assurément que le changement est phénoménal et que oui, ça n'avance pas aussi vite qu'on l'espérait mais ça avance. Je crois qu'au-delà de tout, notre entreprise est une fierté pour notre communauté mais également pour les travailleurs qui en sont aussi propriétaires. 

De quoi êtes-vous le plus fiers ?

Marc : Je suis fier qu'on ait fait le pari de la contribution directe des utilisateurs et que nos chiffres d'abonnement nous aient donné raison. 

Avec la diminution du trafic provenant des médias sociaux, les sources de revenu basées sur le volume sont sous pression. Dans le cas de l'abonnement, c'est l'engagement qui sert de carburant à la croissance. J'ai donc le sentiment que tout ce que l'on bâtit depuis un peu plus de trois ans nous permet d'aborder l'avenir avec plus de confiance.

Kim : De voir tout le chemin parcouru ! Nous avons relevé cette entreprise d'une faillite et à bout de bras on traverse les différentes étapes de cette transformation numérique. Ça me rend vraiment très fière ! Nos communautés sont derrière nous et c'est une force de propulsion essentielle pour l'avenir.

Quel conseil donneriez-vous à un groupe média qui se lancerait dans un projet similaire ?

Marc : Faites-vous confiance ! Un projet collectif comme le nôtre demande énormément d'engagement et d'adaptation. Les rôles sont parfois ambigus puisque les gens peuvent être appelés à porter plusieurs chapeaux. Ça demande donc énormément d'indulgence, de patience, de communication et de transparence. Et pour ça, ça prend de la confiance en soi et en ses partenaires.

Kim : Il faut avoir un plan, mais être agile. Il faut aussi beaucoup de patience et de bienveillance parce que les changements apportent toujours leur lot d'inconfort et de défis. Il faut être prêt et résilient.