« Les 5 obsessions toxiques des médias » – S’épuiser à critiquer les plateformes (1/5)

Max Leroy - Audiencers Festival Max Leroy - Audiencers Festival

Cet article restitue la session de Max Leroy, Audience & Product Strategist, Ex-New York Times, CNN, POLITICO, lors de The Audiencers Festival Paris, le 16 septembre 2025. Les slides de la présentation sont disponibles au téléchargement en fin d’article.

Cette présentation résumée en 5 points

  • Le vrai danger des médias ? Pas l’IA ni Google, mais notre déconnexion des besoins des lecteurs.
  • Confiance en chute, audiences en fuite, refus de payer : dans n’importe quelle autre industrie, on parlerait d’effondrement du product-market fit.
  • Urgence : arrêter les obsessions stériles et revenir aux besoins des utilisateurs.
  • Cette série d’articles présente 5 obsessions toxiques et propose en miroir 5 obsessions utiles pour la pérennité des médias : circuits-courts, communautés, respect des besoins des audiences, expérimentation, équilibre pub/UX.
  • Ce premier chapitre couvre l’obsession numéro 1 : Dénoncer les plateformes.

Et si le plus grand danger qui menace les médias n’était ni l’IA, ni le grand méchant loup Google, ni la chute du trafic social, ni même la crise de leur modèle économique ? Et si le vrai problème, c’était nous ? Nous et notre incapacité persistante à nous intéresser à ceux que nous sommes censés servir : nos lecteurs.

Loin d’être une provocation, le constat de cette déconnexion est implacable : les symptômes sont mesurés cliniquement chaque année par le Digital News Report et de nombreuses autres études. Les chiffres pour la France sont accablants :

  • Une confiance en chute libre : Seuls 29% des Français font encore confiance aux médias, contre 39% il y a 10 ans. Un score qui nous place parmi les derniers d’Europe, juste devant la Hongrie de Viktor Orbán.
  • Une audience qui fuit l’info : Plus d’un tiers de la population (36%) évite activement l’actualité, épuisée par l’infobésité et paralysée par l’info-anxiété.
  • Une valeur qui n’est plus perçue : À peine 11% des lecteurs acceptent de payer pour s’informer en ligne.

Dans n’importe quelle autre industrie, un tel verdict serait sans appel : la perte du product-market fit, ou l’adéquation produit-marché. L’urgence absolue serait alors de tout arrêter pour retourner parler à nos utilisateurs, comprendre leurs douleurs, leurs besoins, et réinventer notre proposition de valeur. Comment en est-on arrivé à ce que notre produit ne réponde plus à un besoin essentiel de son audience ?

Pourtant, où se portent nos regards et nos conversations entre professionnels des médias ? Sur les évolutions des algorithmes et des expériences de Google, Meta, X et OpenAI qui assèchent nos sources de trafic, ou sur l’adoption des ad-blockers et la fin des cookies tiers qui mettent en danger nos revenus publicitaires. Nous sommes obnubilés par les produits des autres, ceux qui impactent notre distribution. Pendant ce temps, une nouvelle génération de créateurs de contenu explose en tissant des liens de confiance directs et authentiques avec leur audience, que nous ne savons plus créer avec les nôtres.

Bien sûr, les risques posés par les plateformes sont réels et le combat politique, juridique et économique pour défendre notre valeur est nécessaire. Mais il ne doit pas devenir une excuse pour paralyser l’essentiel : le travail de nos équipes éditoriales, produit et marketing pour retrouver de toute urgence ce product-market fit. Il faut concentrer nos efforts sur ce que nous pouvons contrôler et accepter le reste. La peur n’empêche pas le danger.

Osons une métaphore pas si éloignée de la réalité. Imaginons un instant les médias traditionnels comme des constructeurs automobiles historiques, passant leurs journées à se plaindre du prix de l’essence, des régulations sur les émissions de CO2, des zones à faibles émissions, ou de la fin des véhicules thermiques en 2035. Pendant ce temps, en une décennie, la voiture électrique se démocratise et l’usage du vélo en ville fait son retour en force. Les utilisateurs sont passés à autre chose : on ne combat pas un product-market-fit, on le poursuit.

Il est temps d’opérer une bascule radicale de nos obsessions. Abandonner les sujets toxiques sur lesquels notre influence est limitée, pour nous reconcentrer sur notre levier d’action principal : la relation avec nos audiences actuelles et potentielles. Dans cette série pour The Audiencers, je vous propose d’explorer 5 de ces obsessions toxiques qui paralysent nos équipes. Avec l’espoir de les remplacer par 5 obsessions centrées sur les besoins de nos audiences et retrouver ainsi le chemin du product-market-fit.


Obsession 1/5 : Dénoncer les plateformes

Notre première obsession toxique est de nous épuiser à dénoncer les plateformes. Nous passons un temps et une énergie considérables à critiquer leurs produits, leurs algorithmes et leurs décisions. Mais soyons lucides : ces entreprises sont des empires qui écrivent leurs propres lois et ont les moyens de ne plus écouter (presque) personne, à part Donald Trump, qui les soutient. Certains dirigeants affichent même un mépris viscéral, personnel pour la presse. Pourquoi, dès lors, négocieraient-ils sincèrement avec nous, quand notre dépendance leur donne tous les leviers ?

Le combat pour les droits voisins ou contre le crawling sauvage est légitime. Mais le mener depuis une position de vassalisation numérique quasi-absolue, c’est se condamner à ne récolter que des miettes. Le véritable levier de négociation ne se trouve ni à Bruxelles, ni dans les tribunes que nous signons, mais dans notre relation directe à l’audience. Pour entamer une conversation sérieuse avec Google, il serait bon de ne pas dépendre de ses services (Search, News, Discover). Pour de nombreux médias en France, la part du trafic apporté par Google dépasse les 50% et peut même atteindre jusqu’à plus de 85%.

Face aux évolutions de leurs produits – AI Overviews en tête – notre réflexe est de vouloir freiner, de demander des garanties. C’est ignorer la réalité de leur marché. Google n’est pas dans une croisade contre la presse ; Google est en guerre pour sa propre survie face à l’adoption massive des chatbots LLMs comme moteurs de réponses par les utilisateurs. Le but de Google est de rester dans la partie en répondant à ce nouveau besoin. Dans cette bataille de titans, nous ne sommes ni leur allié, ni leur ennemi ; nous sommes simplement le champ de bataille.

L’obsession centrée-utilisateur : Développer nos audiences en circuits-courts

L’obsession des plateformes nous maintient dans une posture réactive, stérile et épuisante. Puisque le rapport de force nous est défavorable sur leur terrain, la seule réponse stratégique viable est de changer de terrain de jeu.

Plutôt que de nous battre pour optimiser un trafic toujours plus précaire, nous devons consacrer nos ressources à construire des circuits-courts avec nos audiences. C’est à nous de transformer des lecteurs volatiles, dépendants des algorithmes, en une audience fidèle et engagée que nous pouvons activer nous-mêmes. Cette approche fait de nos newsletters, de nos applications, de nos événements ou de nos communautés les outils principaux de notre stratégie de résilience pour reprendre les négociations dans une meilleure position.

> Lire l’article sur Médianes : Pour un circuit-court de l’audience


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