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Le Monde in English, 6 mois après

Dans cette interview exclusive, Arnaud Aubron, Directeur du développement et pilote du lancement de la version anglaise du quotidien Le Monde, nous raconte la naissance de ce projet, ses objectifs, comment les équipes fabriquent ce « deuxième journal » chaque jour et partage avec nous les premiers résultats de ce Monde qui parle la langue de Shakespeare.

Arnaud Aubron

The Audiencers : Il y a 6 mois, Le Monde a lancé sa version anglaise. Quel est exactement le contexte de la naissance de ce projet ?

Arnaud Aubron : On a lancé le 7 avril 2022, juste avant la présidentielle française, en se disant que ce serait un bon tremplin. Je suis arrivé à la diversification au Monde en octobre 2021 (j’étais auparavant directeur de la publication de Courrier International), c’est là où le projet a vraiment démarré. Mais cela faisait une dizaine d’années que Le Monde réfléchissait à avoir une version anglaise et ce qui l’a rendu possible, c’est l’aboutissement d’une première couche de traduction par IA.

Quels objectifs poursuivez-vous avec cette version anglaise ? Étendre votre marché de prospects à l’abonnement ?

Oui, précisément. Le Monde est leader sur son marché en abonnement numérique en France mais on ne sait pas vraiment quelle est la taille globale de ce marché, et jusqu’où nous pourrons progresser sur le marché francophone. Évidemment, avec la version anglaise, on vise le milliard de locuteurs anglophones sur notre planète. Nos (nouveaux) concurrents, comme The Guardian et The New York Times, se développent beaucoup en dehors de leur pays. Par exemple, The Economist n’aurait que 20% de son lectorat dans son pays d’origine, le Royaume-Uni.

Avez-vous également des objectifs sur le marché publicitaire ?

Ce n’est pas un objectif premier. On est vraiment sur un modèle par abonnement, notre relais de croissance principal. Mais pour le lancement, on a eu 3 annonceurs en exclusivité sur le site : Air France, Qualcomm et Moncler. Les pubs étaient bien sûr en anglais. Nous ouvrons désormais aux autres annonceurs. 

Avez-vous d’autres objectifs ?

On cherche bien sûr à accroître le rayonnement du Monde à l’étranger, auprès d’audiences pas atteignables auparavant.

Bien sûr, ajouter un produit enrichit l’offre d’abonnement, et nous permet également de proposer de l’upsell à certains de nos abonnés actuels pour les faire passer sur une offre plus complète et plus chère. Cela nous permet aussi, on espère, d’augmenter la fidélisation à notre offre intégrale et notre offre famille, qui incluent donc la version anglaise.

Parlons fabrication. Est-ce que toute la production française de la rédaction du Monde est traduite ?

Grossièrement, Le Monde publie une centaine d’articles par jour. Pour la version anglaise, on ne traduit pas les lives et les dépêches, pour lesquelles on utilise directement les services de l’AFP et AP en anglais.

Enlevons aussi une partie des articles qui n’a pas d’intérêt pour des non Francais : évolution du taux du livret A, dates de la rentrée scolaire…

Ce qui fait qu’in fine, on traduit environ la moitié de ce qui est publié sur LeMonde.fr, donc entre 30 et 40 articles par jour.

Comment produisez-vous cette version anglaise ? Quel est le circuit de copie ? Avez-vous embauché des profils spécifiques ?

Quand un article est prêt en français, il est envoyé directement de notre backoffice (CMS) français Sirius vers le backoffice anglais. Il est alors traduit automatiquement en machine learning, puis relu par un traducteur professionnel (d’agences externes) puis relu à nouveau par un journaliste natif anglophone qui est staff interne du Monde.

Pour ce projet, nous avons recruté 6 personnes à Paris et 2 à Los Angeles.

Produisez-vous directement du contenu anglais, exclusif à cette version “in English”?

On a eu deux chroniques de Gilles Paris, correspondant à Washington, sur la présidentielle française puis sur les Midterms, produites directement en anglais, mais ce sont deux exceptions, nous n’avons pas vocation à produire directement en anglais..

Quels services ont travaillé sur le projet en interne ?

Ce projet a avant tout mobilisé les équipes techniques : elles ont créé en un temps record un site miroir du site FR avec un backoffice qui lui est propre, qui est un copier-coller de Sirius FR.

La rédaction a réfléchi à ce qu’on va traduire, et quelles audiences on vise. 

L’équipe marketing a défini nos cibles, nos objectifs.

Que contient exactement l’offre “in English” ? Uniquement de l’éditorial ou aussi des services et des jeux ?

Pour l’instant, uniquement de l’éditorial. Nous proposons aussi des cours de français, mais ils ne sont pas réservés à nos abonnés, c’est un produit (payant) à part. 

Mais nous allons probablement développer à l’avenir des services spécifiques, comme nous le faisons sur le site FR.

Qu’est-ce qui a été le plus challengeant / difficile à mettre en place ?

Clairement, concevoir comment ça allait fonctionner et optimiser le circuit de traduction dans un temps raisonnable, pour ne pas attendre trop longtemps les traductions. 

On travaille avec 2 agences américaines, avec lesquelles on a organisé différents slots de traduction : en quelques heures, en 1 jour ou en plusieurs jours pour les contenus froids, type séries d’été.

Certains médias, comme El País ou 20 minuten en Suisse alémanique, traduisent directement avec de l’IA sans humain, mais ce sont des sites gratuits financés par la pub. 

Au Monde, on est sur un modèle d’abonnement et d’exigence, donc on doit offrir une traduction parfaite.

Quelle part du trafic du portail la version anglaise représente aujourd’hui ?

Je répondrais que c’est à peu près 10% de l’augmentation de nos nouveaux abonnés qui se fait sur “Le Monde in English”.

Sur la version anglaise, les Etats-Unis représentent un tiers de notre audience, et deux tiers de nos abonnés. On voit bien que le marché est plus mûr sur l’abonnement numérique. 

D’où vient l’audience du “Monde in English” ?

Notre marché est donc très américain. On a quand même eu des surprises : on pensait que la côte Est serait la première mais en fait notre audience vient d’abord de Californie, puis New-York, puis le Texas, qui se maintient dans la durée. Puis le Royaume-Uni, et le Canada. Puis Allemagne, Italie, Espagne… L’Inde commence à apparaître depuis un mois.

Quelle est votre stratégie de diffusion des contenus anglais ?

Nous avons noué des partenariats pour nous faire connaître, notamment avec The New York Times au mois d’avril : on proposait aux abonnés du NYTimes qui avaient un intérêt pour la France une promotion à l’abonnement, et inversement nous proposions aux Français une promotion pour s’abonner au NYTimes. Nous avons fait un deal de même nature avec Monocle. Et là, on négocie avec d’autres médias ou non médias.

Le Monde a un bon taux de notoriété dans le monde, mais comment faire savoir qu’il existe désormais en anglais ? C’est notre défi. Quand ils nous citent, le NYTimes et le Guardian, par exemple, renvoient vers les articles en version française, ce qui doit être déceptif pour leur lectorat, qui doit changer de langue. C’est pour cela, notamment, que nous travaillons à faire en sorte que pour les navigateurs paramétrés en anglais, le lecteur bascule directement sur la version anglaise d’un article, quand elle existe.

Nous avons également des deals de syndication où Le Monde vend ses articles à de la presse étrangère. On espère que cette activité va être dopée par l’existence de nos versions anglaises.

Quels ont été les impacts de ce lancement sur les audiences du portail global ?

Compte tenu de l’importante audience globale du site du Monde, ce n’est pas encore très spectaculaire, mais on a vu la part de visiteurs notamment aux États-Unis significativement augmenter.

Est-ce que vous avez observé des différences de comportement entre les audiences FR et EN ?

Pour l’instant, nous avons plus d’engagement sur le site EN que sur le FR (effet « early adopters » ou gens très convaincus ?). La newsletter EN est envoyée 3 fois par jour (toujours le matin pour l’Europe, l’Amérique et l’Asie). C’est celle qui a le meilleur taux de clic. On a aussi noté un temps de lecture meilleur sur la version anglaise que française.

L’audience est  légèrement moins mobile que sur le site français, et on observe une part moindre de trafic direct, et une plus forte part du trafic réseaux sociaux.

Quel a été l’impact sur les abonnements ?

Le paywall EN marche mieux que le paywall FR, mais c’est un peu tôt pour conclure. On se dit que ce trafic qui vient des États-Unis est plus mature, et convertit donc “assez facilement”.

Notre principale difficulté, c’est faire connaître cette nouvelle offre. Mais une fois que c’est bon, on convertit bien. On voit vraiment que le marché est plus mûr.

Quels impacts ce projet a-t-il eu sur la rédaction française ?

Ça a changé des choses pour nos correspondants (70 dans le monde) qui peuvent désormais être lus par leurs sources dans la plupart des pays, et c’est très intéressant pour eux.

On a également renforcé le traitement Canada et USA en français pour renforcer, par conséquence, le traitement “in English”.

C’est Elvire Camus, qui est la rédactrice en chef du « Monde in English », qui décide ce qu’on traduit ou pas. Cela ne pèse pas sur la rédaction FR.

Au quotidien, cela représente un investissement de combien d’ETP ?

4-5 personnes par jour en interne (8 ETP), les traducteurs des agences, 2 personnes côté marketing (audience et abo), un peu de tech et toutes les directions qui y passent du temps.

Votre investissement est-il prévu à la hausse ou à la baisse dans les prochains mois ? 

Là on a trouvé un bon rythme de croisière, où nous recrutons bien (des abonnés) avec le nombre de contenus qu’on produit, donc on maintient.

Est-ce que les équipes qui travaillent pour la version anglaise, sont dans un silo à part ou intégrées au pilotage du site global ?

Elles sont totalement intégrées. La rédaction EN arrive en aval de la rédaction FR, mais sinon toutes les équipes font partie de l’équipe web globale. Nos reportings, suivi des perfs, etc. sont inclus dans les comités de pilotage internes globaux.

Quelles sont les prochaines évolutions prévues ?

1/ Avoir “Le Monde in English” sur l’application, prévu pour le 1er trimestre 2023

2/ Présence sur Apple News aux États-Unis, Royaume-Uni, Australie, Allemagne

3/ Redirection des IP américaines avec un navigateur en anglais vers la version “in English”

4/ Nouer des partenariats médias pour recruter des abonnés et se faire connaître

Et côté papier ?

Rien n’est prévu sur le papier. On a avait fait un numéro spécial de M en Anglais et français, mais nous n’avons pas prévu de nouveau projet en ce sens.

Globalement, vous êtes content de votre lancement ?

Oui, très contents ! La qualité du site et des traduction est très bonne. On a fait une enquête de satisfaction et les retours sont très bons, c’est une réussite.

Nous avons une croissance régulière d’audience et d’abonnés, pas de trou d’air. Nous sommes optimistes pour la suite. En interne, il y a une fierté : on peut maintenant s’adresser à la moitié de l’humanité.

Elvire, notre red chef, nous a récemment dit :

“C’est comme si c’était une évidence qu’il fallait faire ce projet là”.